Robert Badinter, l’ancien ministre qui s’est battu contre la peine de mort, est décédé
DECES•L’ancien ministre s’est éteint à l’âge de 95 ans
550Caroline PolitiPublié le 09/02/2024 à 11h38 • Mis à jour le 09/02/2024 à 12h13
De lui, on retiendra avant tout sa lutte acharnée contre la peine de mort. Robert Badinter, ancien ministre de la Justice sous François Mitterrand est décédé dans la nuit, à l’âge de 95 ans, a annoncé ce vendredi sa collaboratrice. C’est lui qui, en 1981, a porté ce projet de loi devant une Assemblée nationale très divisée. « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue (…). Demain, vous voterez l’abolition de la peine de mort », avait-il lancé aux députés dans un véritable réquisitoire de près de deux heures.
Une conviction chevillée au corps depuis qu’il a défendu, en tant qu’avocat, Robert Botemps, un homme notamment accusé du meurtre d’une infirmière, qui fut guillotiné dans la cour de la prison de la Santé en novembre 1972. Cinq ans plus tard, il évite la peine capitale au meurtrier d’enfant Patrick Henry, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Un père déporté
La loi mettant fin à la peine de mort est promulguée le 9 octobre 1981. Vingt-cinq ans plus tard, le 19 février 2007, l’abolition est inscrite dans la Constitution par le Parlement réuni en Congrès à Versailles. Robert Badinter déclare alors : « La peine de mort est vouée à disparaître de ce monde comme la torture, parce qu’elle est une honte pour l’humanité. Jamais, nulle part, elle n’a fait reculer la criminalité sanglante. »
Celui qui fut également président du Conseil constitutionnel pendant près de neuf ans a voué à sa vie à la défense des droits de l’Homme. Une soif de justice qu’il puise de son adolescence, marquée par la Seconde Guerre mondiale. Le 9 1942 – il y a 81 ans jour pour jour – alors qu’il n’a que 14 ans, son père est arrêté sous ses yeux à Lyon. Il mourra en déportation dans le camp de concentration de Sobibor (Pologne), tandis que sa famille est réfugiée en Savoie.
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Chez Robert Badinter, la « ligne de vie » ne se lit pas dans les plis de la main, mais dans les objets qui parsèment son immense bibliothèque. Sur les étagères en noyer les livres sont légion, tout comme les tableaux, les portraits, et les objets, donc, qui témoignent des passions et des obsessions du maître des lieux. Ici, deux gravats, vestige du mur du ghetto de Varsovie sur lequel il a écrit une pièce de théâtre naguère, là, une photo en noir et blanc de lui avec François Mitterrand et Pierre Mauroy – « c’était la veille de l’élection de 1981. Ce que je dis au futur président semble le laisser dubitatif ! » -, là, encore, un document original signé Bonaparte. Et, trônant au milieu d’une étagère elle-même centrale : la Une originale de L’Aurore, celle du fameux « J’accuse » de Zola. « Celle-là, je l’ai traquée longtemps », explique Robert Badinter, yeux plissés sous des sourcils mythologiques.
De l’abolition de la peine de mort à la dépénalisation de l’homosexualité, la vie de l’homme semble tendue par le fil d’une nécessité de justice. A 95 ans, il fait paraître avec Bruno Cotte (ancien président de chambre à la Cour pénale internationale) et Alain Pellet (ancien président de la Commission du droit international des Nations unies) un livre événement intitulé Vladimir Poutine : l’accusation. « Le conflit dure. Les crimes commis sur le terrain s’accumulent. La collecte des preuves se poursuit, et il le faut pour que justice soit faite. Les connaissances que l’on a suffisent à en établir la réalité et permettent d’en imputer la responsabilité première à Vladimir Poutine », écrivent-ils en introduction de l’ouvrage. Robert Badinter y revient, en exclusivité pour les lecteurs de L’Express.
L’Express : Entendra-t-on un jour cette phrase « Accusé Poutine, levez-vous » ?
Robert Badinter : Je l’espère ardemment. Mais tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir, je n’y crois guère. On ne va pas envoyer deux officiers de police d’une juridiction notifier un mandat d’arrêt au Kremlin ! Pour qu’un tel procès ait lieu, il faut qu’il ne soit plus le président de la Russie – indépendamment, même, de l’immunité attachée aux chefs d’Etat. Mais j’insiste : nous avons le devoir de préparer le jugement d’hommes comme Poutine et de réunir toutes les preuves à cette fin.
Quelle fonction historique un tel procès aurait-il ?
Le modèle, c’est Nuremberg. A la conférence de Yalta, ce sont les Américains qui ont insisté pour que le procès des responsables nazis ait lieu. Staline trouvait qu’une balle dans la nuque pouvait bien faire l’affaire, et Churchill hésitait, avant de se rallier aux vues de Roosevelt. C’est à ce moment-là que fut élaboré le concept de justice internationale contre les criminels de guerre et qu’est né celui de crime contre l’humanité. Nuremberg a donné le « la ». Pour qu’il y ait une justice pénale internationale, il faut qu’elle offre toutes les garanties de droit, et qu’on lui déferre les criminels de guerre. Mais il est parfois très difficile de faire advenir cette justice dans les faits. Rappelons, par exemple, que les Etats-Unis, comme la Russie, n’ont pas signé le traité de Rome qui a fondé la Cour pénale internationale…LIRE AUSSI : Francis Fukuyama : « Poutine a commis la plus grande erreur stratégique de sa génération »
Pour la Russie, on pouvait s’y attendre, mais pour les Etats-Unis… Pourquoi ?
La Cour pénale internationale ne prévoit pas d’immunité pour les chefs d’Etat. Elle peut enquêter et instruire contre tous. Or aux Etats-Unis, le chef constitutionnel des forces armées est le président. Par conséquent, si les Etats-Unis étaient partie au traité de Rome, leur président serait l’objet de plaintes pour les actions des forces spéciales dont il est, légalement, le chef. La voie de la justice internationale est pavée de difficultés. Néanmoins, souvenons-nous de Slobodan Milosevic, l’ancien dictateur serbe : il est mort dans une prison du tribunal de La Haye, où il devait répondre de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide.
C’est juste. Mais la Serbie est très loin de représenter le poids géopolitique et militaire de la Russie…
C’est une question de puissance, mais aussi de statut. Il y a aujourd’hui des poursuites contre des chefs d’Etat africains. Mais, bien sûr, c’est plus difficile quand il s’agit d’un membre du Conseil de sécurité à l’ONU, comme la Russie. Soyons réalistes : seule la chute de Poutine pourrait l’amener devant une cour pénale internationale quelle qu’elle soit, ad hoc ou non.“Si vous aviez dit à Göring en 1942 qu’il serait jugé trois ans plus tard, il aurait ricané”
De quels crimes s’est-il selon vous rendu coupable ?
L’article 5 du Statut de Rome [NDLR : traité qui créa la Cour pénale internationale] fixe la compétence de la CPI à quatre infractions : crime d’agression, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides. Le premier entraîne tous les autres. La Russie a recouru massivement à la force armée contre l’Ukraine en violation manifeste des principes fondamentaux proclamés par la Charte des Nations unies. C’est une agression pure et simple d’un pays limitrophe par une grande puissance. Le jour de l’agression, Poutine a « justifié » l’intervention armée par le fait qu’il y avait soi-disant un génocide en cours commis par des « nazis » ukrainiens contre les populations russes dans le Donbass. Pur mensonge ! Hitler, en 1939, avait également affirmé que l’Allemagne ne faisait que « répondre » à une agression armée des Polonais. N’oublions jamais que le cynisme fait partie du jeu des dictateurs.
Ensuite, il y a les crimes de guerre. Pour ceux-là, nous avons retenu les leçons de l’Histoire. On sait – et notamment depuis la guerre en ex-Yougoslavie – qu’il est très difficile d’établir la preuve de tels crimes après coup. C’est pourquoi nous assistons depuis le début du conflit ukrainien à un effort constant des instances judiciaires internationales et ukrainiennes pour recueillir les preuves. Celles-ci sont aujourd’hui réunies qu’il s’agisse de bombardements d’hôpitaux ou d’écoles, d’exécutions sommaires, de viols, de pillages…
Quant aux crimes contre l’humanité ?
Ils sont plus difficiles à établir. Ces crimes, prenant prioritairement pour cibles les civils, se distinguent des crimes de guerre par leur ampleur, leur caractère particulièrement odieux, et leur volonté d’anéantir une communauté. Dans le cas de l’Ukraine, la déportation d’enfants ukrainiens, envoyés en Russie, est un crime contre l’humanité. Ces enfants sont arrachés à leur pays et à leurs familles, afin d’en faire des citoyens d’une puissance étrangère devenue ennemie. Grâce au travail de la CPI et des enquêteurs de juridictions ukrainiennes, on a aujourd’hui les preuves concernant ces transferts d’enfants.LIRE AUSSI : En Ukraine, la longue traque des criminels de guerre russes : « On les attrapera tous »
Vladimir Poutine ne s’est guère rendu sur les théâtres des opérations en Ukraine, mais il est clair que depuis le début des hostilités en février 2022, il s’est constamment comporté en chef des armées. Il a directement incité à tout mettre en œuvre pour « purifier et dénazifier » un pays voisin – objectif qui, à lui seul, est de nature à faire croire que tout est permis sur le terrain.
En revanche, vous ne parlez pas de « génocide » concernant l’Ukraine, contrairement par exemple à ce qu’a pu affirmer Joe Biden. Pourquoi ?
Le génocide, c’est la destruction d’une communauté nationale, ethnique ou religieuse, qui doit disparaître de la surface de la terre. Or il est excessif d’imputer à Poutine la volonté de faire disparaître les Ukrainiens comme Hitler le voulait pour les Juifs.
Vladimir Poutine est aujourd’hui visé par un mandat d’arrêt de la CPI, mais personne (à commencer par lui) ne semble y croire…
Si vous aviez dit à Göring en 1942 qu’il serait jugé trois ans plus tard, il aurait ricané, disant : « qu’ils viennent me chercher ». L’histoire nous enseigne que seuls les chefs d’Etat déchus et leurs complices peuvent être jugés. Je ne sais pas si Poutine sera jugé un jour, mais nous avons en tout cas les moyens juridiques de le faire.
Pourrait-il être jugé par contumace ?
Une cour pénale ad hoc pourrait le faire. Mais un tel procès n’aurait d’autre portée que de fournir des preuves de ces crimes et de la responsabilité du dictateur. Il permettrait toutefois aux victimes d’être entendues au cours d’un débat où des témoins comparaîtraient et les preuves produites. Ce procès par contumace permettrait de disposer d’un récit « judiciaire » des faits. Pour l’histoire, ce n’est pas indifférent.
Vladimir Poutine ne cesse de répéter aujourd’hui que la Russie avait besoin d’assurer sa sécurité face à l’expansion de l’Otan…
En quoi l’Otan a-t-elle à voir avec le déclenchement de cette guerre, alors même que l’Ukraine n’en était pas membre ? Il faut avoir l’audace d’un dictateur pour tenir de tels propos. Une fois les hostilités engagées, il était évident que les Ukrainiens allaient appeler à l’aide les pays occidentaux. C’était la logique même. Les Etats-Unis et Etats membres de l’Otan leur ont fourni un soutien massif, ce qui est tout à fait justifié.“Je n’aurais jamais pensé revoir ça de ma vie…”
C’est d’ailleurs une situation extraordinaire. Poutine a attaqué l’Ukraine de sang-froid ; il ne s’attendait pas à l’ampleur de la résistance ukrainienne. Le peuple ukrainien agressé a témoigné d’un immense courage, les Américains et les Européens leur fournissent les armes pour tenir, tout cela suite à une agression décidée par le seul Poutine. Il ne s’agit en rien un quelconque « complot » ou une manœuvre des Etats-Unis. Simplement, en mésestimant la résistance de l’Ukraine, Poutine a fait un cadeau géopolitique à ses « meilleurs ennemis » américains.
Que répondez-vous à l’argument que, finalement, l’agression russe envers l’Ukraine n’est pas bien différente de l’intervention américaine en Irak ou en Afghanistan ?
Chaque crise internationale a ses tenants et aboutissants. Nous avons une guerre au cœur de l’Europe. Vous vous rendez compte ? Je n’aurais jamais pensé revoir ça de ma vie. Et on ne peut pas la comparer avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, qui était circonscrit. J’ai connu la guerre dans ma jeunesse, j’ai vécu comme adolescent juif sous l’Occupation. Jamais je n’aurais pensé revoir une guerre en Europe. Surtout à partir du moment où le régime soviétique s’était effondré. La guerre ! C’est un mot qui ne dit rien aux plus jeunes générations d’Européens mais à moi il me rappelle la tragédie européenne des années 1940.
Une guerre de sang-froid a été lancée par un dictateur contre un pays voisin amical et pacifique au cœur de l’Europe. La maison européenne brûle. Car on oublie comment ces choses finissent. Jamais un dictateur n’avoue qu’il a perdu la partie, parce qu’il cesserait immédiatement d’être le « Chef », l’homme qui voit haut et loin, qui conduit son peuple vers la victoire. Aucun dictateur n’accepte de s’être trompé. Il s’entête. C’est pourquoi à l’heure actuelle, nous avons un risque de guerre que nos concitoyens ne mesurent pas assez.LIRE AUSSI : Bernard Guetta : « Poutine est mort politiquement »
Lequel ?
Que, face à la solide résistance des Ukrainiens, Poutine utilise des armes atomiques tactiques. Aujourd’hui même un drone, ou un hélicoptère touché, qui s’abattrait sur une usine atomique, cela donnerait quoi ? Tchernobyl, en bien pire ! C’est un risque réel. La guerre existe en ce moment sur le territoire européen à deux heures et demie d’avion de Paris. Avec tous les risques que cela comporte ! Quand on regarde aujourd’hui les médias français, on ne peut pas dire que de sort de l’Ukraine se trouve au tout premier rang de nos préoccupations.
Que comprenez-vous des motivations de Poutine en premier ressort ?
C’est assez incompréhensible. Pourquoi agresser un pays qui ne le menaçait en rien, sachant que les Etats-Unis veillent, que l’Union européenne existe, que l’Otan existe aussi. La seule explication que je vois est que Poutine se sent investi d’une mission historique : recréer l’empire des tsars ou de l’Union soviétique. Il est né à Saint-Pétersbourg après la « Grande Guerre patriotique », comme disaient les Soviétiques. Poutine a grandi dans le mythe de la grandeur russe. C’est sa culture. Le fait que Boris Eltsine ait laissé se décomposer cet empire lui a été insupportable.
Je pense qu’il y a par ailleurs un aspect géostratégique : Poutine veut contrôler la mer Noire, c’est-à-dire l’accès aux mers chaudes du Sud. En 2014, il s’est emparé de la Crimée et de Sébastopol, un port de guerre. Il n’y a alors pas eu de volonté européenne de l’arrêter. Notre bienveillance avait tout d’une faiblesse. Il a lorgné vers Odessa, le grand port commercial de la région, par lequel passent les céréales. Mais la guerre n’est jamais si facile que le pensent ceux qui la lancent…LIRE AUSSI : Guerre en Ukraine, quels scénarios pour la suite ? Quatre hypothèses retenues par les experts
Comprenez-vous la position d’Emmanuel Macron, qui tout en fournissant des armes et du soutien à l’Ukraine, a appelé à ne pas « humilier » la Russie ?
Il est évident que tout doit être mis en œuvre pour éviter une extension du conflit. Tout président de la République française, membre de l’Union européenne, serait sur cette ligne. Il y a toutes les raisons d’inciter Poutine à renoncer à son entreprise militaire. Je ne vois pas quelle autre attitude l’on pourrait avoir. Macron n’a cessé de rappeler la solidarité européenne envers l’Ukraine, soutenue par la livraison d’armements modernes. Mais il n’y a que deux moyens de terminer un conflit : les armes ou la négociation. Il faut que les deux parties, Russie et Ukraine, soient d’accord pour participer à un congrès international. Si un tel congrès permettait que la guerre s’arrête, ce serait très bien.
Vous semblez très inquiet sur la suite de ce conflit…
Comment ne le serais-je pas ? La guerre sévit au cœur de l’Europe ! L’Ukraine est un Etat européen indépendant. Mais dans la vision de Poutine, elle n’est qu’un satellite qui doit demeurer dans l’orbite russe, comme la Biélorussie.
Il n’y a pas aujourd’hui de mécanisme démocratique institutionnel en Russie qui permette de mettre un terme au pouvoir de Poutine. De l’autre côté, vous avez des Ukrainiens qui sont puissamment motivés – on les comprend – et aidés par les Etats-Unis et les Européens. Si les armes continuent à parler, je ne vois pas comment on peut éteindre le conflit. C’est pourquoi je souhaite la tenue d’une conférence internationale – qui pourrait sauver l’Ukraine, sans faire perdre la face à la Russie.
Vladimir Poutine, l’accusation, par Robert Badinter, Bruno Cotte et Alain Pellet. Fayard, 216 p., 18 €.