Quand lutter contre une espèce envahissante devient un enjeu commercial. Un basculement interessant
LE RAPANA VEINÉ EN MER NOIR Trouver un équilibre entre la protection des écosystèmes et la préservation du stock de cette espèce envahissante est de plus en plus important d’un point de vue commercial À partir de 200m et jusqu’à son point le plus profond, à 2200m, la mer Noire est presque aussi dépeuplée qu’une planète-désert. Pourtant, sa surface abrite un écosystème riche et productif qui constitue la force vitale des communautés côtières depuis des millénaires. C’est dans ce milieu fertile que l’espèce envahissante Rapana venosa (communément appelée «rapana veiné») s’est établie et a proliféré, menaçant les écosystèmes locaux du fait de son prodigieux appétit pour les autres mollusques. Le rapana veiné a été observé pour la première fois en mer Noire en 1947. Des études génétiques ont montré qu’une seule femelle et un seul mâle (arrivés probablement avec du naissain d’huître importé) étaient à l’origine de toute la population de rapana veiné, qui a depuis explosé en mer Noire avant de se propager dans presque toutes les mers du globe. La Bulgarie, la Géorgie, la Rouma-nie, la Turquie et l’Ukraine ont désormais uni leurs forces, faisant montre d’un effort de coo- pération régionale sans précédent, afin de produire une cartographie complète et unifiée de cette espèce en mer Noire. S’il est tenu en échec par ses prédateurs naturels dans ses habitats natifs du Pacifique occidental, le rapana veiné a rencontré très peu d’obstacles en mer Noire, se retrouvant ainsi au sommet de la chaîne alimentaire, libre de choisir parmi un buffet varié d’espèces indigènes pour se nourrir. Il va sans dire que son arrivée a entraîné un déclin considérable de plusieurs espèces commerciales de la mer Noire. Toutefois, au fil du temps, le rapana veiné est progressivement devenu une source de revenu impor- tante pour les pêcheurs et les industries de transformation des produits de la pêche de la mer Noire. Les petits pêcheurs, qui représentent plus de 85 pour cent de la flotte de navires locale, comptent sur cette abondante ressource. Cet escargot de mer est à présent massivement exporté vers l’Asie orientale dont il est originaire et où il est couramment consommé. Aujourd’hui, le rapana veiné est pêché à la limite de son seuil de rendement maximal durable en mer Noire. Les efforts déployés pour réduire, voire éradiquer, sa population ont désormais évolué vers des politiques visant à maintenir son stock et à soutenir le marché de plusieurs millions de dollars qui s’est développé autour de cette espèce. Dans le cadre de la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM) de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la première opération de grande envergure pour cartographier la population de cet escargot de mer a été menée à son terme le mois dernier. Des chercheurs et des pêcheurs de plusieurs pays ont balayé la mer Noire et effectué 300 traits de Rapana venosa. «Cette campagne en mer aura un impact scientifique important car elle fournira des informations précieuses sur la biologie et l’écologie du rapana veiné en mer Noire. Cela constituera un atout majeur pour une gestion durable du stock», a déclaré le Dr George Tiganov de l’Institut National de Recherche et de Développement des Pêches Marines de Roumanie. Cette campagne, qui s’inscrit dans le cadre du projet BlackSea4Fish de la CGPM exclusivement financé par l’Union européenne, fournira des estimations sur la répartition, l’abondance et la structure par âge de la population de rapana veiné en mer Noire. «Cette campagne est cruciale d’un point de vue scientifique», a expliqué le Dr Oleksandr Chashchyn, de l’Institut de recherche sur la pêche marine et l’océanographie (YugNIRO) à Odessa. «Elle nous permettra de faire des recommandations pratiques aux pêcheurs». Ces données sont en effet essentielles pour la gestion, à ce stade critique où il s’agit de trouver un équilibre entre la protection des écosystèmes indigènes contre cette espèce envahissante et la préservation du stock d’une espèce de plus en plus importante d’un point de vue commercial. Au terme de cette première campagne, les coordinateurs de l’étude prévoient de renouveler le processus deux fois par an afin de se tenir informés sur les principales dynamiques de la population. La transition qui a été observée avec le rapana veiné – de population envahissante nuisible à stock commercial clé nécessitant une gestion propre – reflète, à des degrés divers, la situation d’une large variété d’espèces envahissantes en Méditerranée et dans le monde. «Nous sommes particulièrement fiers que les objectifs de la Déclaration ministérielle de Sofia de 2018 aient été atteints », a affirmé Valérie Lainé, Chef de la délégation de l’Union européenne auprès de la CGPM. Le projet BlackSea4Fish est la concrétisation d’une coopération scientifique exemplaire entre les pays de la mer Noire et cela permettra en fin de compte d’améliorer les avis scientifiques». «Nous sommes heureux que la CGPM continue d’accroître sa présence en mer Noire grâce au soutien de l’ensemble des pays membres, de l’Union européenne et du projet BlackSea4Fish», a déclaré M. Abdellah Srour, Secrétaire exécutif de la CGPM. «C’est un incroyable exemple de collaboration», a ajouté le Dr Nazli Demirel, Coordinatrice du projet BlackSea4Fish, qui considère la campagne comme une référence pour les futurs efforts de coopération visant à évaluer des situations similaires. «Pour la première fois en mer Noire, plusieurs pays effectuent une campagne en même temps et avec la même méthodologie, et nous espérons étendre cette synergie à d’autres espèces commerciales clés». |