se battre pour la biodiversité comme pour le climat
article du Monde 11/11/2020
C’est ce qui va être demandé aux entreprises:
Sixième extinction de masse
Les combats des années 80 prennent une tout autre résonance. » La pandémie de Covid-19 est passée par là ; les luttes climatiques aussi. En quarante ans, « la biomasse des espèces sauvages − mammifères, oiseaux, reptiles − a diminué de près de 60 % », écrit Yann Wehrling, ambassadeur délégué à l’environnement, dans une série des Annales des Mines. « C’est sur cette période que se concentrent les années les plus chaudes en moyenne depuis plus d’un siècle et que la pollution des océans par les plastiques a été multipliée par dix. » Déjà interpellées sur leur bilan carbone, les entreprises se doutent bien qu’elles vont désormais en plus devoir s’aligner sur l’objectif de « zéro perte nette de biodiversité en 2030 »
Autrement dit, inverser la tendance − celle de la disparition des espèces −, tout en laissant de la place à la nature. C’est en tout cas le message qui circule déjà en amont de la 15e Conférence des parties (la COP15) de la Convention des Nations unies sur la diversité biologique, qui doit se tenir en 2021 à Kunming, en Chine.
Car le temps presse. Selon la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), organisme intergouvernemental scientifique indépendant, la sixième extinction de masse, d’origine humaine, que nous vivons s’accélère à un rythme alarmant. Et l’émergence de zoonoses (maladies d’origine animale) augmente du fait de la destruction d’habitats naturels où vivent des animaux sauvages. « On estime à 1,7 million le nombre de virus “non découverts” actuellement présents dans les mammifères et les oiseaux, dont 827 000 pourraient avoir la capacité d’infecter les êtres humains », indique l’IPBES dans un rapport publié fin octobre.
Eclosion de coalitions
En 2020, le Forum économique mondial a d’ailleurs, lui aussi, reconnu que les cinq principaux risques qui pèsent sur l’économie mondiale sont tous environnementaux. Cela n’a pas échappé aux assureurs, dont les primes s’envolent. Ni aux financiers. Dans le cadre du « pacte vert », la Commission européenne a, par exemple, adopté la « taxonomie », une classification normalisée des activités économiques durables à destination des investisseurs, en décembre 2019. La préservation de la biodiversité en est l’un des objectifs principaux avec la lutte contre le changement climatique, l’utilisation durable de l’eau, la gestion des déchets et la diminution de la pollution.
On assiste également à une floraison − révélatrice de cette pression − de plates-formes au sein desquelles les entreprises s’engagent sur leur bonne volonté à agir en faveur de la nature. Fait nouveau également, les grands patrons eux-mêmes s’emparent du sujet. En témoigne cet événement, organisé par Act4nature, une coalition d’entreprises, au soir du 1er octobre au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. A la tribune, les vedettes n’étaient pas les scientifiques mais les PDG de fleurons français, d’ADP à EDF, venus raconter combien la biodiversité comptait au rang de leurs priorités.
Au total, 130 structures sont engagées dans cette coalition en France et à l’international. Son but : « Faire connaître les solutions qui peuvent être déployées volontairement à grande échelle, et donc aussi les limites de ce qui peut être fait sans des politiques publiques ambitieuses », rappelle Claire Tutenuit, déléguée générale d’Entreprises pour l’environnement (EPE). « En effet, pour une entreprise, prendre en compte la nature dans ses activités s’accompagne souvent d’un coût susceptible de créer un écart de compétitivité s’il n’est pas réduit grâce à des politiques publiques homogènes », ajoute-t-elle, espérant mobiliser plus. De fait, les freins sont encore nombreux.
Chimie et naturel
C’est pour cela que les groupes réellement engagés sur la protection de la biodiversité restent encore marginaux. A moins qu’ils n’aient la nature inscrite dans leur histoire et leur image. « Mon père disait toujours que la forêt était son “tête-à-tête”, se souvient Jacques Rocher, fils du créateur Yves Rocher qui a pris la relève à la tête du groupe de produits de beauté. « Certains de nos cosmétiques ont jusqu’à 90 % de fleurs naturelles », explique-t-il, détaillant les habitudes de la maison dont le siège est à La Gacilly, dans le Morbihan.
« L’idée est d’aider les grandes entreprises et institutions financières à prendre la mesure de la gravité de la situation. » Antoine Cadi, CDC Biodiversité
Plantations de haies, présence de 250 ruches, culture des fleurs en bio depuis vingt-cinq ans, protection des zones humides en lien avec la Ligue de protection des oiseaux… Des actions qui n’empêchent toutefois pas de regarder du côté de l’innovation. « On ne peut pas dire que la chimie nous sauvera, admet-il. Mais à mon sens, il ne faut pas non plus constamment l’opposer au naturel. Les deux ont des vertus. »
Au siège de Kering, dans le 7e arrondissement parisien, ces enjeux sont également pris à bras-le-corps, bien au-delà de la seule présence de ruches dans les jardins entourant les bâtiments historiques. Ce géant du luxe s’est fixé comme objectif de réduire de 40 % d’ici à 2025 son empreinte écologique, en ayant recours pour une moitié à l’innovation et pour l’autre à des pratiques plus vertueuses. « Nous avons réalisé que 90 % de cette empreinte était liée à nos fournisseurs et qu’elle provenait aussi bien des champs de coton que des mines d’or ou du cachemire », révèle Marie-Claire Daveu, sa directrice du développement durable et des relations institutionnelles internationales.
Faire boule de neige
Au début des années 1990, en Mongolie, là où est produite la précieuse laine, la fin des quotas de l’ère communiste a fait grimper le cheptel de chèvres de 20 à plus de 60 millions en trente ans. De sorte que l’offre mondiale de cachemire s’est envolée, avec des prix plus bas, dégradant au passage les prairies, la faune et la flore locale. Pour y parer, Kering a mis en place une politique de régénération des terres. Un moyen de lutter contre le surpâturage tout en préservant les standards de qualité tant sur la longueur de la fibre qu’en termes d’impuretés.
A la Caisse des dépôts et consignation (CDC), actionnaire de 770 entreprises françaises, on aimerait que ce type de démarche fasse désormais boule de neige. A cette fin, après plusieurs années de recherche, CDC Biodiversité a mis au point « Global Biodiversity Score », un outil permettant aux sociétés de mesurer leur empreinte sur la biodiversité.
Première à l’avoir expérimenté, sur la totalité de sa chaîne de production, Schneider Electric en a dévoilé les résultats le 8 octobre dernier. Verdict : la consommation de bois et celle de métaux, notamment de cuivre, seraient les deux principales sources d’impact sur lequel le groupe sait qu’il devra travailler.
« Nous n’en sommes qu’au début, reconnaît Antoine Cadi, directeur recherche et innovation chez CDC Biodiversité. Mais l’idée est vraiment d’aider les grandes entreprises et institutions financières à prendre la mesure de la gravité de la situation et à passer rapidement à l’action, car elles peuvent drainer dans leur sillage de nombreuses PME. » Les candidats en lice sont déjà nombreux : « Solvay, Michelin, Vedif ou encore Decathlon et La Française des jeux ont toutes commencé le travail sur une partie de leur chaîne de valeur, ce qui est très encourageant. »
Une absence de contraintes
Aussi positives soient-elles, ces démarches risquent toutefois d’être insuffisantes si elles ne sont pas accompagnées de contraintes réglementaires. Plusieurs rapports, dont un de l’OCDE, ont pointé la présence de niches fiscales dans l’Hexagone encore dommageables à l’environnement. La fiscalité sur les terrains non bâtis encourage, par exemple, les propriétaires à construire. A cela s’ajoute un besoin de renforcer certaines contraintes existantes comme la séquence « éviter-réduire-compenser », l’une des actions phares du plan « Biodiversité. Tous vivants ! » du ministère de la transition écologique.
« Il y a aujourd’hui trop de dérogations, trop de manquements à la loi sur ce sujet », insiste Harold Levrel, économiste au sein du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired). « Tant qu’il n’y a pas de sanction, les aménageurs ne chercheront pas à mettre en place des stratégies visant à réduire leur empreinte sur les écosystèmes naturels, à investir dans de l’ingénierie écologique pour réduire leurs impacts. »
Autre frein : la faiblesse des budgets. A l’échelle mondiale, les ressources financières allouées à la biodiversité s’élèveraient à 50 milliards de dollars (soit 42 milliards d’euros) par an, dont les trois quarts sont publiques, selon la CDC Biodiversité. Et ce, alors que les besoins a minima sont estimés à 150 milliards de dollars (127 milliards d’euros) par an.
« En France, un vrai plan de relance écologique devrait être fondé sur des espaces de restauration naturelle comme pour les forêts ou les prairies », poursuit Harold Levrel. « L’avantage, lorsqu’on a des logiques d’investissement dans la biodiversité, c’est d’en voir très vite les effets. Il suffit de restaurer une zone humide ou de mettre en réserve intégrale un écosystème marin pour voir tout de suite des résultats. C’est très concret. »
Réorienter les flux financiers
Publié fin octobre, le rapport « Financer l’extinction » de Portfolio. earth a, quant à lui, retracé une partie des flux d’argent privé concernés. Résultat : en 2019, selon les enquêteurs, pas moins de 50 grandes banques internationales auraient accordé des prêts et garanties d’une valeur de 2 600 milliards de dollars (2 200 milliards d’euros) − une somme supérieure au PIB canadien − à des secteurs moteurs de la perte de biodiversité comme la construction, les mines, l’agriculture, les industries fossiles ou encore l’exploitation forestière. Dans le collimateur, trois banques américaines arrivent en tête : Bank of America, Citigroup, JPMorgan Chase. Mais aussi une japonaise comme Mizuho Financial Group ou une française avec BNP Paribas.
« Les phénomènes les plus dommageables sont entre autres alimentés par des flux qui viennent de paradis fiscaux. » Robin Smale, Vivid Economics
« Aucune des banques évaluées n’a choisi de mettre en place des systèmes suffisants pour mesurer l’impact de leurs prêts sur la perte de biodiversité, ni de mettre en place des politiques globales pour y mettre fin », regrette Robin Smale, directeur et cofondateur de la société Vivid Economics, qui a conseillé les auteurs du rapport.
Pointer du doigt servira-t-il à quelque chose ? « Réorienter des flux financiers aurait en tous les cas plusieurs bénéfices : aider au financement des politiques publiques et, par-delà, donner des garanties aux privés qui ne bougeront que si la puissance publique donne le “la” », selon Yann Laurans, directeur du programme biodiversité et écosystèmes à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).
Autre bénéfice, et non des moindres : « Faire le ménage entre la finance conventionnelle et la finance occulte. On sait que les phénomènes les plus dommageables comme la production d’or clandestine ou le trafic d’espèces illégales sont entre autres alimentés par des flux qui viennent de paradis fiscaux », rappelle-t-il. Chose certaine, selon les experts mondiaux de l’IPBES, prévenir des pandémies − et, par-delà, protéger la biodiversité − coûterait « 100 fois moins cher » que de les subir.