Entre risques de submersion et crises diverses, de quel monde St Pierre et Miquelon est il le territoire? question posée par le philosophe stephane Cordobes pour AOC
De quel monde Saint-Pierre-et-Miquelon est-il le territoire ? Question saugrenue à une époque caractérisée par l’englobement généralisé[1] de l’urbain, de l’économie, du tourisme, du climat, de la santé… Notre temps ne consacre-t-il pas l’appartenance au monde moderne auquel, bon gré mal gré, plus un individu, plus un territoire n’échappent ? C’est négliger le fait que ce même monde, construit à coup d’extraction, de transformation et de consommation de nos espaces de vie, outrepasse les limites planétaires, au propre comme au figuré, avec la conquête spatiale d’un côté et l’épuisement des écosystèmes terrestres de l’autre.
Dans les craquèlements qui s’ensuivent, à ses franges, en ses friches, de ces ruines apparaissent de nouveaux agencements, de nouvelles figures qui se substituent aux canons de la modernité : des territoires s’inventent qui augurent de l’édification encore discrète d’un nouveau monde, le monde anthropocène. Anna Tsing, en explorant les forêts d’Oregon, a magistralement décrit certaines de ces émergences[2] autour des Matsutakes avec ses collectifs, ses patchs. Ce ne sont pas dans ces espaces sylvestres abîmés que j’ai effectué pareille rencontre, mais dans l’archipel tout aussi exotique de Saint-Pierre-et-Miquelon [3].
Convoquer l’exotisme pour qualifier ces îles françaises, et a fortiori les forêts d’Oregon, surprendra. Le caillou, comme on le surnomme, est perdu dans l’Atlantique nord, au large du Canada, dans le golfe du Saint-Laurent, blotti sous Terre-Neuve. Son climat subarctique est si peu clément que, localement, l’emploi de l’expression « Si le temps le permet » tient de la rengaine.
On est loin des représentations communes de l’exotisme. L’archipel est bien doté de grandes plages, mais elles sont plus souvent qu’à leur tour balayées par un océan tempétueux, des vents aussi violents que glaciaux, des trombes d’eau et de neige qui rendent leur fréquentation hasardeuse. Moins de sable fin que grossier et souvent empierré. Point de palmiers non plus, mais une forêt boréale étique qui survit malgré l’appétit de chevreuils introduits pour la chasse. Des littoraux avec des cordons dunaires, mais aussi de la roche et des tourbières, gelées durant un hiver qui empiète sur l’automne et déborde sur le printemps. Pas de méprise sur cette description : les paysages de Saint-Pierre-et-Miquelon ont la majesté du dépouillement extrême. La rigueur du climat, la sauvagerie naturelle qui les façonnent, concourent sans conteste au sentiment de sublime qu’il est loisible d’éprouver en les arpentant, par beau ou mauvais temps.
La globalisation et l’uniformisation ont rendu problématique l’expérience de la diversité.
De fait, « [l]’exotisme est volontiers “tropical”. Cocotiers et ciels torrides. Pas d’exotisme polaire », notait Victor Segalen[4], fin connaisseur du sujet et des territoires l’incarnant comme la Polynésie. Pourtant, en ce début de XXe siècle, avant même que l’exotisme ne soit consacré comme valeur suprême du tourisme de masse, le médecin et écrivain voyageur se montrait déjà critique de l’emploi qui se répandait du mot. Segalen, témoin des exactions commises au nom du progrès dans les espaces ultramarins – de l’accaparement des terres et ressources à l’assujettissement des peuples autochtones –, s’échinait à enrayer le détournement de l’exotisme par la propagande coloniale mise en scène dans la presse et lors de grandes expositions populaires.
Il pensait l’exotisme dans le respect strict de son étymologie et l’envisageait comme une expérience esthétique de la diversité, au point même d’être suspecté de mysticisme dans sa tentative de réhabilitation du terme. Il estimait nécessaire d’« en arriver très vite à définir, à poser la sensation d’exotisme qui n’est autre que la notion de différent ; la perception du divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même ; et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre. »
L’écrivain jugeait trop essentielle cette expérience esthétique et humaine de la diversité qu’il décrit comme une « apostrophe du milieu au voyageur, de l’exotique à l’exote qui le pénètre, l’assaille, le réveille et le trouble » pour renoncer face à ses critiques. Selon lui, l’exotisme est « tout ce qui est “en dehors” de l’ensemble de nos faits de conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n’est pas notre “Tonalité mentale” coutumière ». Redoutant le tarissement de l’exotisme géographique et culturel que la colonisation avait commencé à opérer, l’appauvrissement humain qui en résulterait, il évoquait une autre piste pour perpétuer l’exercice : « Donc exotisme dans le temps, dans l’espace. Dans le temps, le passé : exotisme historique, des chroniques surtout. Dans le présent : n’existe pas par définition. Dans le futur : exotisme imaginaire. Wells par exemple. Son mécanisme : la dissociation des idées et leur réassociation dans une mentalité spéciale. Voir la question “avenir”. »
Un siècle plus tard, il est tentant d’y déceler une géniale prémonition : la globalisation et l’uniformisation ont rendu problématique l’expérience de la diversité, soit que celle-ci disparaisse dans l’entreprise d’acculturation moderne, soit que la revendication identitaire, la fermeture et le repli sur soi qu’elles entraînent la rendent impossible. N’est-ce pas alors dans les failles de la modernité qui se creusent, dans les figures qui en émergent et esquissent le monde anthropocène à venir qu’il convient aujourd’hui de chercher ? C’est cette expérience esthétique de l’exotisme, prospective, que Saint-Pierre-et-Miquelon offre.
Une autre était-elle imaginable ? Rien de tropical donc. Pas non plus de peuple et de culture autochtone qui voisine l’occupation occidentale : si subsistent des vestiges de passages de paléo-esquimaux, c’est un archipel sans présence humaine que les pêcheurs normands, bretons et basques se sont approprié lors de campagnes de chasses baleinières début XVIIe. Le véritable essor interviendra deux siècles plus tard avec la pêche à la morue et son industrialisation, complété un temps par la vente opportune d’alcool pendant la prohibition américaine. Saint-Pierre-et-Miquelon est un territoire éminemment moderne : construit par et pour l’exploitation de ressources halieutiques, le commerce et les activités maritimes. Il constitue dès son origine un maillon dans l’économie intercontinentale : c’est un territoire spécialisé dans un secteur industriel, la pêche, et dont la fortune dépend de l’abondance des ressources, faute de transformation à valeur ajoutée sur place.
Au plus fort de son succès, l’archipel accueille des marins du monde entier, qui, par les échanges, leurs dépenses, contribuent activement au développement économique et social local. Cette période de prospérité, avec ses emplois durs, mais rémunérateurs, sa culture forte de la mer et de la pêche, la vie de jour comme de nuit qui anime le centre de Saint-Pierre, avec ses bars et ses clubs, ses magasins, est rappelée avec nostalgie par les habitants qui l’ont connue. En se promenant aujourd’hui dans les rues de la ville portuaire, on est surpris par la faiblesse de l’offre commerciale, par la difficulté parfois de trouver un lieu pour se restaurer, ou simplement se mettre à l’abri. Parce que Saint-Pierre-et-Miquelon n’est pas qu’acteur et bénéficiaire de la modernité. Ayant atteint ses limites, il en est devenu une victime.
Le monde anthropocène est encore à édifier et Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait être un de ses lieux de la planète où l’on s’y attèle plus tôt qu’ailleurs.
Ce naufrage, dans un territoire qui en a connu beaucoup d’autres, ne relève pas de la navigation. Il est juridique, diplomatique, économique et surtout écologique. Son acmé survient en 1992 à la signature du moratoire qui réduit la zone économique exclusive de l’archipel et impose des quotas draconiens aux prises de morue en raison de l’épuisement de leurs stocks. S’écroulent simultanément le moteur de développement de l’archipel et une culture qui a forgé sa communauté. Le mythe aussi de la croissance infinie et d’une nature inépuisable. Sans les mesures de soutien de l’État, la crise aurait pu être fatale comme ce fut le cas pour d’autres territoires canadiens concernés par cet effondrement.
Trente ans plus tard, les traces de ce traumatisme sont toujours là. Les friches industrielles marquent le tissu urbain de Saint-Pierre, l’imaginaire collectif est hanté par cette blessure, les bancs de morues ne se sont pas reconstitués, d’autres espèces sont menacées. En photographiant ces meurtrissures, en écoutant et transcrivant les récits qu’en font les habitants, en lisant les études scientifiques qui inventorient les stocks halieutiques, ce ne sont plus les figures de la modernité qui se dégagent, mais celles de l’anthropocène. Le territoire se fait palimpseste : un autre récit s’ébauche où l’abondance, la sécurité, l’autonomie, la croissance, le développement et le progrès sont raturés et remplacés par la rareté, la vulnérabilité, la dépendance, l’effondrement, mais aussi la réparation et la régénérescence.
Quittons Saint-Pierre et traversons le bras de mer qui la sépare de Miquelon. Les enrochements qui protègent le port de débarquement laissent peu de doute sur l’exposition de l’île aux risques de submersion. Le plan de prévention des risques littoraux entérine cette fragilité et oblige à envisager à court terme un déménagement du bourg. En fixant sur la pellicule les bâtiments, les équipements, les jardins, j’objective moins la situation présente que je ne relève les signes d’une disparition annoncée. Car le changement climatique, figure la plus reconnue de l’anthropocène, est extrêmement rapide dans cette partie du globe, laissant présager des tempêtes plus nombreuses et violentes encore, la submersion de cet espace et l’urgence pour les habitants à l’abandonner, à migrer pour se réfugier ailleurs.
Comment après avoir cru aux promesses de la modernité, être les héritiers de pêcheurs et de défricheurs qui pour s’installer se sont arrachés à la condition naturelle de cet environnement ingrat, gagné de quoi nourrir leur famille, investi et construit un capital immobilier, mais aussi familial, culturel, affectif, en un mot avoir construit ce territoire, peinant encore à surmonter le choc de la fin de la grande pêche, comment donc accepter sans révolte et accablement, celui climatique et plus radical encore à venir ?
Retour vers Saint-Pierre, en avion cette fois qui juste après le décollage survole l’isthme qui rattache Miquelon à Langlade. Vu du ciel comme au sol, le paysage dunaire avec sa végétation, sa lumière, son équilibre fragile entre eau, vent et terre est magnifique. Bouleversant aussi car l’érosion, en s’accentuant, risque aussi d’avoir raison de ce lieu de promenade, d’affection, de liberté et de ce lien entres les îles et leurs habitants. À Miquelon-Langlade comme à Saint-Pierre, les figures de la modernité s’étiolent, les pertes annoncées minent les esprits, attisent les controverses et divisent la communauté. La qualité de vie n’empêche pas la solastalgie, cette autre figure de l’anthropocène, de prendre pied.
Que faire ? Partir de l’archipel comme les jeunes le projettent parce qu’ils n’envisagent plus ici de vie possible tout en étant déjà affectés par cet exil annoncé ? Malheureusement la situation vaut pour la planète entière. La modernité peut encore faire illusion, ses figures encore masquer le changement global à l’œuvre, celui-ci aura des conséquences sur l’ensemble des espaces habités, des modes d’existence, des formes de vie terrestre qui devront se réinventer non plus ailleurs, mais ici pour demain.
À Saint-Pierre-et-Miquelon comme dans l’Oregon, la magie n’opère plus et l’obligation d’atterrir, d’inventer de nouveaux régimes de cohabitation entre humains – et non humains – s’impose[5]. L’archipel est comme au milieu du gué entre deux mondes, éprouvés par des figures émergentes qui se surimpriment à celles rassurantes de la modernité. L’expérience esthétique de l’exotisme anthropocène peut paralyser, mais il doit surtout émouvoir, pour se mettre en mouvement, bifurquer et révéler d’autres figures comme celles de l’attachement, elle aussi déjà très présente dans l’archipel, du soin, de la résilience, des figures plus favorables cette fois à la survie humaine. Il s’agit d’inventer les « arts de vivre sur une planète abîmée » comme le dit Anna Tsing. Le monde anthropocène est encore à édifier et Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait être un de ces lieux de la planète où l’on s’y attèle plus tôt qu’ailleurs.