portrait d’une guadeloupéenne : Sabrina Rémus, porteuse de la transition
40 porteurs de projets très prometteurs et à impacts visant à accélérer les transitions vers des territoires durables, sur des thématiques très variées répondant aux besoins des territoires, ont été sélectionnés dans le cadre de l’appel à candidatures lancé par l’AFD et le Ministère des Outre-mer. Outremers 360 vous présente l’un de ces porteurs de projets. Aujourd’hui, nous allons à la découverte de la Guadeloupéenne Sabrina Remus qui ambitionne de créer un laboratoire à destination des opérateurs économiques et de la population locale en vue de co-construire la transition durable du territoire. Mouv’outremer/ Outremers 360°
Bonjour Sabrina, tout d’abord merci pour cet entretien, pouvez-vous commencer par nous présenter votre parcours ?
Je suis guadeloupéenne. J’aime plus précisément me définir comme une « enfant du nord grande terre », tout en étant née dans l’hexagone. Alors que les flux migratoires chez les jeunes se font généralement en sens inverse, j’ai rejoint l’archipel avec ma famille à 15 ans. A partir de là, j’ai pris beaucoup de temps pour découvrir la Guadeloupe, l’observer et la comprendre à travers sa population, et ses réalités. Petit à petit elle m’était plus familière. En la découvrant, je me découvrais moi-même.
Je me suis profondément ancrée dans ce territoire, c’est ma base, je l’ai quittée plusieurs fois pour découvrir ce qui se faisait à l’étranger mais jamais très longtemps. Juriste de formation spécialisée en droit des affaires, j’ai suivi un enseignement de qualité à l’Université des Antilles. J’ai débuté ma carrière professionnelle dans la finance et j’y ai passé quelques années. Mais ce n’était pas un projet satisfaisant pour moi ; je voulais être à mon compte… Me lancer et quand l’opportunité s’est présentée, j’ai sauté le pas…. Cela fait environ 10 ans que je vis les joies et les aléas de l’entreprenariat. Etre entrepreneure c’est être flexible, résiliente. Cela permet de développer une formidable capacité d’adaptation et d’anticipation.
L’an dernier, j’ai décidé de compléter ma formation. Major de ma promotion, j’ai obtenu avec succès mon Master 2 en droit des affaires. Durant cette année, j’ai particulièrement travaillé la question des enjeux environnementaux dans un secteur spécifique, celui des transports aériens. J’ai ainsi saisi l’ampleur des défis que la cause climatique soulève et la nécessité de faire évoluer le droit. Cela m’a décidé à m’engager un peu plus et à contribuer à la recherche sur la thématique écologique en droit. Je vais donc poursuivre dans le cadre d’un doctorat sur les transitions durables et le monde des affaires en Guadeloupe.
Le sujet des transitions durables est un sujet important pour vous ?
L’expression « transition durable » est largement employée de nos jours et pour certaines personnes elle renvoie à l’image d’un sac fourre-tout. Bien sûr, Il y a des exemples évidents qui participent à la mise en œuvre de cette transition et qui sont maintenant mieux compris de tous. C’est le cas de la gestion des déchets ou de la transition énergétique. Mais le terme « transition » nous renvoie à un constat : Il est impératif que nous changions de modèle, dans certains cas que nous changions d’échelle. L’être humain et son modèle de développement actuel, ne peuvent pas perdurer. Il y a trop d’indicateurs qui nous indiquent l’urgence de changer de direction (je pense à la surexploitation des ressources, la destruction des écosystèmes et le non-respect des droits humains, d’accès à la santé, à un environnement sain, à un climat stable…). La transition m’évoque l’idée d’un mouvement… qui est d’abord impulsé puis doit se généraliser. En effet, on observe une dynamique, issue d’une prise de conscience mondiale, généralement projetée par le haut avec de grands accords internationaux (type COP 21 et Accord de Paris). Puis ces accords se traduisent au niveau national par des politiques et stratégies à mettre en œuvre. Cette transition est ensuite animée par des acteurs économiques publics et privés à l’échelle choisie (locale, régionale, nationale, internationale). Il y a un véritable transfert des engagements en faveur d’une société durable aux acteurs locaux. Je considère que les 40 participants de Mouv’outremer, sont parmi les animateurs de cette transition à l’échelle locale. Nous portons des projets qui doivent mener nos territoires vers une autre voie.
Qu’est-ce que cela implique pour vous ?
Plus clairement, ma définition de ce qui est durable renvoie à ce qui est adapté et soutenable par un territoire, sa population et son environnement. Chaque décision prise doit venir conforter un projet de société qui réduit les effets négatifs sur un plan social et environnemental, en privilégiant le bien commun. Une société inclusive reconnaît et prend en compte les enjeux de toutes les parties prenantes et leur donne des moyens d’expression.
En réalité, la voie de la transition durable est une opportunité dont nous devons tous nous saisir, car elle nous conduira à un développement endogène, c’est-à-dire conforme aux spécificités locales. Et pour cela il faut inclure toutes les parties prenantes.
Quel est donc le projet pour les transitions durables que vous portez ?
Une profonde réflexion sur la transition dans un territoire insulaire comme la Guadeloupe y a fait germer en moi l’idée d’un « laboratoire des parties prenantes ». Puisque la transition est l’affaire de tous, chacun est une partie prenante qui mérite d’être impliqué à son niveau ainsi que d’être doté des moyens pour le faire.
L’idée de départ est que les collectivités publiques ou les entreprises doivent réorienter leurs stratégies sur le territoire, afin qu’elles soient plus inclusives et plus durables. Or bien souvent, les décisions sont conçues en comité réduit excluant généralement une partie prenante essentielle, le citoyen. Une fois mis en œuvre, les projets peuvent sembler incomplets ou inappropriés aux yeux des communautés locales, justement par manque d’inclusion. Cette situation renforce les inégalités et un sentiment d’injustice au sein des populations locales. Cela est source de conflits et peut créer une véritable fractureau sein de la Société. Dans les Outre-mer, il y a un exemple marquant auquel je pense, celui de la Montagne d’Or, en Guyane. Cet exemple nous montre qu’autour de l’exploitation et/ou de la préservation des ressources naturelles, il y a des intérêts divergents qu’il faut concilier pour tendre vers un intérêt général.
Le projet consiste donc à créer un espace, un laboratoire conçu comme un trait de liaison entre parties prenantes où l’on puisse créer des outils de concertation sur mesure, les expérimenter, les mettre à disposition et les animer pour des collectivités et des entreprises de bonne volonté dans cette démarche participative et d’interaction avec le citoyen.
Comment éviter la conflictualité dont vous parliez ?
Il existe des moyens innovants pour comprendre les enjeux d’une communauté locale, faire valoir ses intérêts et réduire les effets négatifs des activités, décisions et actes qui l’affectent.
L’objet du laboratoire est de développer et mettre en œuvre des méthodologies ou des outils qui favorisent la participation de l’ensemble des intérêts aux processus de décision. Ces méthodologies relèvent notamment de la consultation, de la concertation et des démarches participatives citoyennes. Je le vois comme un laboratoire car il n’y a pas de solutions toutes prêtes ! Il faut challenger, essayer, expérimenter, collaborer et construire ensemble… Prendre en compte l’impact de mon action sur l’autre m’oblige à entrer dans une démarche qui consiste à entamer un dialogue avec lui. Cela n’est pas une chose aisée. Cela se construit.
La démarche du laboratoire vise aussi à inclure un grand nombre de membres de la communauté. Elle favorise la diversité des voix et augmente la visibilité des communautés qui peuvent être marginalisées ou rendues invisibles. Pour les entreprises, ce projet intervient plus précisément dans le champ de leur responsabilité sociale et environnementale.
Pourquoi votre engagement pour les transitions durables, qu’est-ce qui vous tient à cœur ?
Je vis au quotidien l’insularité de mon territoire et sa vulnérabilité. En cas de force majeure, grève, séisme, ouragan, nous ne pouvons compter que sur nous-même. Le dérèglement climatique impacte fortement la Guadeloupe, Je vis aussi les sécheresses extrêmes, l’érosion côtière et tous les autres changements physiques que connaît la Guadeloupe! Nous sommes sur un petit territoire qui a plusieurs défis à relever. Notre insularité nous rend plus vulnérables que les autres. Nous sommes particulièrement exposés. Sur un plan économique, nous dépendons de l’importation. Sur un plan social, nous pâtissons d’une croissance démographique négative et sur le plan environnemental, nous avons des problématiques majeures à traiter. Comme je l’ai exprimé, plus que jamais, tout acte posé, toutes décisions prises comptent pour l’avenir de chacun et le bien commun. Qui plus est, le réchauffement climatique ne nous donne pas le droit à l’erreur, c’est un facteur d’amplification des risques auxquels nous sommes déjà exposés. Mais j’ai confiance, car en Guadeloupe, comme ailleurs dans la Caraïbe, nous avons développé un super pouvoir : la résilience, qui est notre très grande capacité à surmonter les obstacles et à nous re-mettre en mouvement. Il nous faut donc activer ce super pouvoir et le renforcer en recourant plus souvent à une intelligence collective. Elle repose sur la reconnaissance en chacun de nous, d’un savoir, d’une expérience profitable au bien commun. C’est de cette façon que nous pourrons construire une Guadeloupe plus inclusive. Pour résumer cette idée je pourrais citer l’anthropologue Charles Gardou: « L’idée de société inclusive implique une intelligence collective de la vulnérabilité, conçue comme un défi humain et social à relever solidairement ».
Quels sont les défis que vous rencontrez et de quelle façon Mouv’outremer vous a aidé à y répondre ?
Ce sont les défis que tous les porteurs de projet rencontrent. Il faut pouvoir se dégager du temps, se consacrer au projet. Il faut trouver des ressources humaines et financières. Et la vie ne s’arrête pas. Au quotidien, il faut tout mener de front et ne pas se décourager. Sur ce point, je peux dire que la formation Mouv’outremer m’a offert un environnement propice au développement de mon projet. Je ne dirais pas qu’elle agit comme un incubateur, car elle reste d’une durée courte, tout en étant ponctuée de temps forts en présentiel. Par contre, je la vois comme un réacteur propulseur. Cela tient au fait qu’elle est conçue sur un mode pratique que je décrirais en ces termes, réflexion – action – réaction. On est poussé à avancer, à challenger ses idées, à modifier son approche. J’ai parfois eu l’impression de littéralement me mettre la tête à l’envers pour envisager les choses sous un angle nouveau ! C’est assez efficace et avec du recul, c’est ce que la transition durable nous demande.
Mouv’outremer m’a permis d’extraire l’essence même de mon projet. Ensuite je me sens portée par la communauté des 40 porteurs de projets de cette formation. Nous sommes de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique. Eloignés géographiquement mais nos projets entrent en résonance et se font écho. Il y a une véritable synergie entre nous, chacun est une mine de ressources et de compétences à lui-même, mise à la disposition des autres. C’est précieux, et je vis une formidable expérience à leurs côtés et je les en remercie.
Pouvez-vous nous donner 3 choses que vous retenez du parcours ?
Il y a d’abord, le 1 er temps en présentiel en Martinique, qui a pour moi officialiser la formation et qui a donné naissance à cette communauté. Des liens se sont créés.
Je me suis aussi fortement imprégnée des deux visites sur site, notamment la rencontre organisée avec l’association « Lasoté » à Fond Saint Denis en Martinique. Le terme « Lasoté », est celui d’une tradition ancestrale de travail de la terre que l’on retrouve dans les mornes pitons de Martinique. En réalité la pratique « Lasoté » n’est pas isolée car elle existe sous d’autres noms dans les autres régions de la Martinique, mais aussi en Guadeloupe. Ce qui rassemble ces pratiques sont des valeurs communes, d’entraide, de solidarité et donc d’inclusion de l’homme dans un groupe, dans un même espace et dans un même temps. Cela a participé à lutter contre la vulnérabilité de ces sociétés, qui disposaient de bien moins de moyens que nous en avons aujourd’hui. Cela m’a amené à repenser mon projet, j’ai replacé l’humain au cœur de ma dynamique., comme acteur du changement d’un modèle d’organisation sociale.
Ensuite, je retiens la communauté, ce réseau sur lequel je peux m’appuyer et qui parle le même langage que moi, en tout cas qui est mû par le même élan. Enfin la flexibilité de la formation et des formateurs/facilitateurs, comme ils se désignent eux-mêmes. Ils n’hésitent pas à opérer des ajustements ou à ajouter des éléments en fonction des besoins que nous exprimons.
Quels sont vos espoirs pour la suite ?
Nous sommes des dizaines de porteurs de projets, ils ne vont pas tous aboutir au même moment. Bien sûr tout dépend de la taille du projet et de son niveau de maturité mais je souhaite que le moment venu, ils rencontrent tous l’adhésion et le soutien des collectivités et des financeurs. Ils ont fait l’objet d’une présélection, cadrent avec la trajectoire définie pour les Outre-mer. Ils sont donc plus que légitimes et méritent d’aboutir.
La dernière phase de la formation doit amener au prototypage, et à parfaire un business model. J’en attends beaucoup, c’est une étape cruciale qui doit nous permettre d’amener le projet en phase test, démontrer sa faisabilité et convaincre nos futurs interlocuteurs.