Il se dit un peu tout et n’importe quoi concernant le jugement sur « l’affaire du siècle »
Corinne Lepage donne son avis dans Actualités environnement Ci jointe copie de ses propos.
Comprendre et interpréter les contentieux climatiques français
Suite au jugement de l’Affaire du siècle, l’interprétation des enjeux juridiques fait débat. Dans cette nouvelle tribune, Corinne Lepage répond point par point à Arnaud Gossement et nous livre son regard sur le jugement et notamment le rôle du juge.Chronique | Gouvernance | 05 février 2021 | Actu-Environnement.com
Corinne Lepage
Avocate à la Cour, Docteur en droit, Ancien professeur à l’IEP
Le commentaire d’Arnaud Gossement sur le jugement rendu par le Tribunal administratif de Paris dans l’Affaire du siècleveut ouvrir un débat et mérite à son tour quelques commentaires de fond. Il ne s’agit en effet pas tant d’un commentaire du jugement et de l’intérêt qu’il présente – même si cet intérêt est réduit compte tenu de la prise de position du Conseil d’Etat dans l’affaire « Grande Synthe » – que de la critique quant à la reconnaissance d’une responsabilité de l’Etat et la critique à peine voilée du rôle du Juge dans la justice climatique.
Le contexte
Il convient tout d’abord de replacer le contentieux « Grande Synthe – Affaire du siècle » dans le contexte plus général de la justice climatique qui se développe de manière accélérée dans le monde. Dans un récent rapport de l’ONU intitulé« L’état du contentieux climatique » rendu public le 21 janvier 2021, l’Organisation des Nations unies met en valeur l’expansion constante du contentieux climatique face à l’urgence de la situation que le secrétaire général de l’ONU, Monsieur Guterres, a qualifié ainsi : « Pire que le COVID-19, le réchauffement climatique nous menace de perdition ». Il eut été pour le moins curieux, voire choquant, que la France, sous sa double casquette de patrie de l’idée des droits de l’homme et de récipiendaire des Accords de Paris, reste à l’écart de ce mouvement.
Dans le contentieux « Grande Synthe », qui est encore en cours devant le Conseil d’Etat, la Haute Assemblée a reconnu l’illégalité de la situation française pour la période 2016-2019 compte tenu des écarts entre les objectifs annoncés, considérés désormais comme contraignants, et les résultats obtenus. Mais, l’essentiel est bien évidemment ailleurs : il est dans la contrainte exercée sur l’Etat de respecter ses objectifs qui sont non seulement nationaux mais communautaires et internationaux.
C’est tout l’enjeu de la deuxième partie du procès « Grande Synthe » dont l’issue aura bien entendu une incidence sur la fin du procès « Affaire du siècle » qui ne fait que tirer les conséquences de l’illégalité admise (ou non pour la deuxième phase) par le Conseil d’Etat.
La responsabilité incontournable de l’Etat
Dans ces conditions, comment pouvoir critiquer la responsabilité de l’Etat dans une inaction flagrante sans que la question de savoir si la responsabilité incombe au Gouvernement actuel ou à ses prédécesseurs ne se pose. La pérennité de l’Etat, personne morale, est acquise et la responsabilité administrative présente cet avantage de ne pas s’interroger sur la décision de telle ou telle personne physique mais d’apprécier sur la durée l’action publique.
Il n’en demeure pas moins qu’apprécié sous l’angle de la légalité, c’est bien le Gouvernement actuel qui est responsable de la légalité ou non d’une décision, par voie de conséquence qui porte la responsabilité de l’illégalité éventuelle de son refus d’agir.
Or, qui est responsable au plan global si ce n’est l’Etat ? L’Etat signe les traités internationaux, à commencer par les Accords de Paris ; il signe, par l’intermédiaire du Conseil européen, les engagements communautaires et s’engage donc à respecter les engagements pris au niveau communautaire ; on rappellera que la bonne foi et la loyauté dans le respect des engagements a une importance considérable. Il est responsable du vote des lois, de la répartition des crédits budgétaires et, par voie de conséquence, tous les autres acteurs publics ou privés ne peuvent voir leur responsabilité, qui n’est pas inexistante, reconnue que pour autant que l’Etat les ait a mis à même de pouvoir l’exercer.
Dès lors, faudrait-il reconnaître, pour obtenir un résultat, les responsabilités personnelles des différents ministres, qui sont nombreux à concourir à cette carence climatique ? Le premier d’entre eux bien sûr, mais aussi le ministre de l’Ecologie, c’est une évidence, celui de l’Economie qui fait primer d’autres intérêts que ceux de la lutte contre le dérèglement climatique, celui de l’Agriculture qui considère comme quantité négligeable le protoxyde d’azote et les modes agriculturaux, celui de l’Egalité des territoires qui ne permet pas à ceux-ci d’agir autant qu’il le faudrait, etc., etc.
Beaucoup se plaignent suffisamment de la pénalisation de la vie publique pour ne pas entrer dans cette forme de responsabilité et en rester à la question de la légalité du respect de l’Etat de droit et de la faute consistant à ne pas le respecter.
Le rôle du juge et le pouvoir d’injonction
Reste alors le rôle du Juge mis en cause comme ayant en quelque sorte dépassé son pouvoir au motif que le contentieux serait long, que le Juge ne peut pas écrire le droit et que le Juge ne peut pas assurer le progrès du droit. Tout ceci est parfaitement contestable et repose sur une vision dépassée et, de surcroî,t inexacte de la construction du droit de l’environnement.
Le droit de l’environnement s’est en effet largement construit, tant au niveau national qu’au niveau communautaire et international, sur la base de décisions jurisprudentielles. Depuis l’affaire de la fonderie du Trail en 1929 devant la Cour de la Haye, en passant par les arrêts Amoco Cadiz et Erika (Cour de justice de l’Union européenne comme Cour de cassation), de tous les grands arrêts de la Cour de justice de la Communauté européenne puis de l’Union européenne en matière d’environnement, sans parler de la construction totalement prétorienne des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme du droit à un environnement sain, du droit à l’information, du droit à être prévenu des risques alors que le terme d’environnement ne figure même pas dans la Convention européenne des droits de l’homme, l’essentiel du droit de l’environnement et du droit à un environnement sain et protecteur est issu des Juges.
A fortiori, dans le contexte actuel, la décision prise par le Conseil d’Etat, comme celle du Tribunal administratif, non seulement s’inscrivent dans un mouvement international mais, de surcroît, ne font que traduire la volonté d’effectivité du droit. Le mouvement international est clair, qu’il s’agisse de la jurisprudence « Urgenda » fin décembre 2019 qui, fondée sur les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, a vocation à irriguer tout l’espace européen au sens large du terme. Du reste, la recevabilité admise par la Cour européenne des droits de l’homme du recours déposé par 32 jeunes portugais démontre la volonté de la Cour de s’engager dans cette voie.
C’est également celle qui est suivie au Pakistan où l’inaction du Gouvernement a été relevée par la plus haute juridiction comme constituant une violation des droits fondamentaux, notamment du droit à la vie et à la dignité établi par la Constitution (Leghari c/ Fédération du Pakistan cité par Christelle Cournil, Confluence des droits p. 109) ou encore de la décision rendue le 13 février 2020 par la Cour suprême d’Irlande.
Mais, et surtout, la demande faite dans l’affaire Grande Synthe de reconnaître l’illégalité de l’insuffisance des moyens mis en œuvre et d’enjoindre à l’Etat de changer les politiques pour leur permettre d’atteindre les objectifs ne fait que partie de l’obligation d’effectivité de la règle de droit.
Imaginer que les promesses n’engagent que ceux qui y croient puisse servir de cache sexe à l’émission de règles de droit, qui ne seraient plus que des outils de communication, est non seulement tout à fait contraire à notre tradition républicaine mais, de surcroît, doublement dangereux. D’une part, cela accrédite la défiance qui se généralise à l’égard de la parole publique, la loi étant la première d’entre elle. Ce n’est pas un hasard si le président Lassere, vice-président du Conseil d’Etat, dans son rapport sur l’activité du Conseil d’Etat, a précisé qu’il ne s’agissait pour la Haute Assemblée que de rendre effective la règle de droit. En second lieu, l’effectivité de la loi et des objectifs avancés par l’Etat, qui ne font que traduire les objectifs très clairs de l’Accord de Paris et de nos engagements communautaires, sont indispensables à l’obligation d’agir qui pèse de plus en plus sur les acteurs économiques et publics ne relevant pas de la sphère étatique.
En conséquence, remettre en cause les pouvoirs du Juge, au moment même où le besoin de recours au Juge n’a jamais été aussi prégnant et où l’effectivité de la règle de droit n’a jamais été aussi nécessaire, relève d’une absence de compréhension très dangereuse du rôle d’équilibre indispensable que joue le Juge dans la société contemporaine qui ne peut maintenir les équilibres que grâce à la règle de droit.
Enfin, demander l’application des dispositions de l’article L. 911-2 du code de justice administrative, qui est fait pour cela, c’est-à-dire demander l’injonction de prendre les destinées à atteindre l’objectif, ne constitue que l’achèvement de la mission du juge, à savoir rendre effective la décision qu’il prend. Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans un gouvernement des juges qui n’existe évidemment pas ; il s’agit simplement d’assurer le respect de la règle de droit, à commencer par celui qui l’a édictée.
Enfin, la transformation du monde si rapide et les impératifs écologiques, sanitaires et sociaux sont si considérables que le monde du droit ne peut que participer à cette transition car l’adaptation du droit en est la condition. Dans cet esprit, le rôle d’innovation que porte la société civile et que traduit l’avocat est fondamental. À eux de proposer, au juge de disposer. C’est ce qui s’est passé dans les affaires Grande-Synthe et Affaire du siècle.