Le nitrate d’ammonium : un danger ???

Par : Lucie Duboua-Lorsch et Lukas Scheid | EURACTIV Allemagne et EURACTIV France

Parfois utilisé comme explosif dans les carrières, le nitrate d’ammonium sert avant tout comme engrais pour l’agriculture intensive. On parle alors plutôt d’« ammonitrate ». [Shutterstock]

Le sujet est explosif, comme la substance qui le concerne. Depuis l’explosion du port de Beyrouth, la question du contrôle et stockage du nitrate d’ammonium, à l’origine de la catastrophe libanaise, est revenue sur le devant de la scène. D’un pays à l’autre, sa gestion peut s’avérer très différente. Décryptage en France et en Allemagne.

Si auparavant seuls les chimistes et industriels le côtoyaient, désormais tout le monde connaît ses propriétés. Parfois utilisé comme explosif dans les carrières, le nitrate d’ammonium sert avant tout comme engrais pour l’agriculture intensive. On parle alors plutôt d’« ammonitrate ». La France, en tant que puissance agricole, en est particulièrement friande. Selon les données d’Eurostat, les Français sont les premiers consommateurs d’ammonitrate en Europe, deuxième au niveau mondial.

Pourtant, des failles persistent sur le contrôle des stocks, comme l’a relevé tout récemment uneenquête réalisée par la cellule investigation de Radio France. En cause : la législation en vigueur dans l’Hexagone, où seules les installations possédant plus de 250 tonnes d’ammonitrate sont obligées de le signaler aux autorités. L’enquête de Radio France met en lumière deux soucis majeurs : tandis que les grosses infrastructures qui stockent du nitrate d’ammonium en masse sont rarement contrôlées – fautes d’employés capables de mener ces contrôles -, les « petites installations » ne le sont pas du tout. Il s’agit généralement d’exploitations agricoles qui concentrent dans leurs locaux de larges stocks d’ammonitrate, avant de les répandre dans leurs champs pour enrichir la terre en azote.

Risques français

Preuve que la question attise les débats : deux jours après la catastrophe au port de Beyrouth, le ministère français de l’Agriculture s’est empressé d’indiquer sur son site, via une page web dédiée, que le nitrate d’ammonium n’est « pas considéré comme un explosif mais seulement comme un explosif occasionnel […]  quand l’engrais est contaminé par des matières incompatibles ».

Une nuance qui ne rassure pas Ronan Nicolas, consultant en sécurité incendie spécialisé dans les risques industriels : « Le nitrate d’ammonium est une substance extrêmement sensible à la chaleur. En cas d’incendie, et si elle est mise en contact avec ne serait-ce que 0,2% de matières organiques – comme de la poussière de foin par exemple -, une explosion est tout à fait plausible. » D’autant plus que les incendies sont monnaies courantes sur  les exploitations. « Une  petite ferme peut se changer en véritable “bombe agricole” », martèle le consultant, également pompier volontaire. C’est ce qui s’est produit en 2003 à Saint-Romain-en-Jarez (Loire), où l’explosion d’un hangar agricole contenant plusieurs tonnes d’ammonitrate a blessé 18 pompiers, dont trois grièvement.

Nouvelles preuves des liens entre nitrates et agriculture en Allemagne

Alors que l’Allemagne serre les vis de sa réglementation sur les engrais après s’être fait retoquer par la Commission européenne pour des niveaux excessifs de nitrates dans la nappe phréatique, une nouvelle étude a lié cela à l’agriculture. L’exécutif retirera-t-il sa plainte contre Berlin ? Un article d’Euractiv Allemagne.

Gestion différenciée outre-Rhin

L’Allemagne aussi a fait la douloureuse expérience d’explosions liées au nitrate d’ammonium. Il y a tout juste 100 ans , le 21 septembre 1921, 400 tonnes de nitrate d’ammonium ont entraîné l’explosion de l’usine BASF de Ludwigshafen, tuant 559 personnes. Bien que l’engrais soit toujours utilisé dans les champs allemands, les règles régissant son utilisation et son stockage sont bien plus strictes que chez son voisin français.

Le règlement allemand relatif aux substances dangereuses stipule que les engrais au nitrate d’ammonium ne peuvent être stockés que dans des locaux spécifiques dotés d’un équipement technique approprié et dans le cadre de réglementations strictes en matière de protection contre l’incendie. Par ailleurs, le stockage de quantités supérieures à 25 tonnes – soit 10 fois moins qu’en France – doit être notifié à l’avance aux autorités.

Explosif et nocif pour la santé

Le risque d’explosion n’est pas le seul facteur incitant certains pays, comme l’Allemagne, à contrôler plus sévèrement les engrais azotés. Ses effets sur l’eau potable sont tout aussi inquiétants. Selonune étude de l’Agence fédérale de l’environnement, l’utilisation du nitrate d’ammonium comme engrais agricole augmente considérablement les taux de nitrate dans l’eau potable. À terme, ces eaux peuvent avoir des répercussions sur l’apport en oxygène dans le sang des nourrissons. On soupçonne également une présence élevée de nitrates dans les eaux potables d’augmenter le risque de cancer de l’intestin.

Au niveau européen, l’utilisation du nitrate d’ammonium agricole est régie par le règlement européen sur les engrais et la “directive nitrates”. Ces derniers stipulent que les taux de nitrate ne doivent pas dépasser 50 milligrammes par litre dans les eaux souterraines et de surface. Les États membres de l’UE peuvent désigner eux-mêmes des zones de protection nationales et réglementer ainsi l’utilisation d’engrais aux nitrates de manière plus ou moins stricte. Tous les quatre ans, les pays doivent soumettre un rapport sur les nitrates à l’UE.

France ou Allemagne, des taux inquiétants dans les eaux 

En raison des différentes stratégies nationales pour la désignation des zones de protection, les réglementations nationales relatives à l’utilisation des engrais à base de nitrates dans l’UE diffèrent également d’un pays à l’autre. Tandis qu’en France, première puissance agricole européenne, les agriculteurs français ne doivent veiller aux niveaux de nitrates dans l’eau potable que dans certaines zones, l’Allemagne a déclaré l’ensemble du territoire fédéral comme zone protégée et restreint l’utilisation des engrais à base de nitrates.

Pour autant, selon le dernier rapport fédéral sur le sujet, les niveaux de nitrates outre-Rhin n’ont pas baissé de manière significative. Au contraire, « la pollution des eaux souterraines par les nitrates en Allemagne doit encore être classée comme trop élevée »indique l’étude. La situation française n’est guère plus enviable. En novembre dernier, Paris s’est fait taper sur les doigts par la Commission européenne, pour non-respect des seuils européens sur la teneur en nitrates de l’eau potable. Déjà condamné à deux reprises sur cette question, le gouvernement français dispose de deux mois pour répondre à la mise en demeure que lui a adressée l’exécutif européen. Sans quoi la Commission pourrait lui adresser un avis motivé, dernière étape avant de saisir la Cour de Justice de l’Union européenne.

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