Agent orange : le procès historique de Tran To Nga contre l’industrie agrochimique
Par Margaux OtterPublié le 25 janvier 2021 (L’OBS)
C’est le procès du premier écocide de l’histoire. C’est aussi le dernier combat de Tran To Nga. Le procès contre « l’agent orange », un herbicide qui a empoisonné des millions de personnes pendant la guerre du Vietnam, débute ce lundi 25 janvier au tribunal d’Evry, avec 14 multinationales à la barre
L’Académie nationale des sciences des Etats-Unis estime qu’entre 1964 et 1975, 80 millions de litres de cet herbicide ultra-puissant ont été déversés sur le Vietnam et le Laos par les Etats-Unis. L’objectif : anéantir la forêt où se cachaient les combattants Vietcong et détruire les récoltes.
Selon un rapport de l’Unesco, les épandages d’agent orange ont détruit quatre cent mille hectares de terres agricoles, deux millions d’hectares de forêts et cinq cent mille hectares de mangrove, soit 20 % de l’ensemble des forêts sud-vietnamiennes. Un désastre écologique.
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Ce défoliant toxique serait également à l’origine de milliers de cancers et de pathologies chez les personnes ayant été en contact avec le produit, mais aussi chez leurs enfants et petits-enfants. Car la dioxine contenue dans l’agent orange a contaminé les sols, l’eau et la végétation. Et ce pour des générations.
Au total, ce sont entre 2,1 et 4,8 millions de Vietnamiens qui ont été directement exposés. Parmi eux, Tran To Nga, bientôt 79 ans, Franco-vietnamienne.
En 2014, elle décide de porter plainte contre 14 multinationales agrochimiques ayant fabriqué ce produit phytosanitaire. Après dix-neufs reports d’audience, Tran To Nga voit son combat avancer. A partir de ce lundi 25 janvier les firmes comparaîtront à la barre des accusés. Entre autres, Bayer-Monsanto ou encore Dow Chemical.
A l’audience, les conseils des multinationales mises en cause ont plaidé l’incompétence du tribunal d’Evry pour traiter de ce dossier. Arguant que ces sociétés « agissaient sur l’ordre d’un Etat et pour son compte », le conseil de Monsanto, Me Jean-Daniel Bretzner, a fait valoir à l’AFP que la juridiction française n’était pas compétente à juger de l’action d’un Etat étranger souverain dans le cadre « d’une politique de défense » en temps de guerre.« Délit d’écocide » : effet d’annonce ou réelle avancée pour l’environnement ?
« Je n’éprouve pas de haine. Je souhaite simplement que le crime soit reconnu et que la justice soit faite », a expliqué Tran To Nga, lors d’une conférence de presse organisée par son collectif de soutien, Vietnam-Dioxine, le 21 janvier. Celle qui est maintenant une vieille dame a fait de la lutte contre l’agent orange le « dernier combat de sa vie ».
Née en 1942 dans ce qui est encore l’Indochine française, Tran To Nga rejoint après ses études le mouvement indépendantiste du Nord du Vietnam, dont l’objectif est de libérer la partie Sud, soutenue par les Américains. Elle a 22 ans. Lors d’une mission près de Saïgon, en 1966, elle entend le bruit d’avions. « Je suis montée et c’est là que j’ai reçu le poison. »
Les conséquences sont lourdes pour Tran To Nga : cancer du sein, diabète de type 2, taux de dioxine élevé dans le sang, hypertension, tuberculose, anomalie génétique… Mais sa descendance porte aussi des séquelles de sa contamination. Sa fille aînée, Viêt Hai, née trois ans après, décédera âgée de seulement quelques mois. « Elle avait quatre malformations au cœur, elle ne pouvait pas survivre », explique Tran To Nga. Ses deux autres filles sont aussi porteuses de malformations, ses petits-enfants ont des problèmes de santé.L’« écocide », ce concept qui fait débat jusque chez les écolos
Pourtant, Tran To Nga s’estime « chanceuse ».« Moi, je peux vivre et vous parler. Mais j’ai rencontré d’autres victimes, au Vietnam ou aux États-Unis. Et je pense que si je pouvais inviter nos juges ou les avocats de la partie adverse à les rencontrer, ils n’auraient plus le cœur à défendre des criminels. »
FAIRE JURISPRUDENCE POUR L’ECOCIDE
Les multinationales ont bien tenté de proposer un accord amiable à Tran To Nga. Qu’elle a refusé. Soutenue par de nombreuses associations, Tran To Nga espère que ce procès fera jurisprudence et contribuera à créer un crime international d’écocide. En France, il pourrait aider les victimes de la chlordécone dans les Antilles ou encore du glyphosate.
« Aujourd’hui en France naissent des enfants sans bras, ni jambes, victimes du glyphosate et des pesticides. Leurs souffrances et les séquelles de ces poisons sont identiques », affirme Tran To Nga, qui souhaite ouvrir la voie à toutes les victimes de ce que l’on appelle les « pollutions diffuses ». En cas de victoire, la jurisprudence reconnaîtrait en effet la responsabilité de ces grandes firmes dans l’atteinte à la vie des personnes et de l’environnement.Le glyphosate, moins dangereux que la charcuterie ? « Beaucoup d’études prouvent le contraire ! »
Ce lundi, le combat de fait que commencer pour Tran To Nga. Un combat de David contre Goliath, car les entreprises sont défendues par une armada d’avocats. Mais cela ne lui fait pas peur. « Alors que le procès approche, je ressens de la sérénité, de la conviction et de l’espérance. Je suis prête à y consacrer les dernières années de ma vie. »
RV Le 10 MAI
Margaux Otter