Réchauffement climatique : les agriculteurs français doivent booster le pétrole vert(vu dans france Stratégie)
Pour que la France cesse d’accroître le réchauffement climatique, les agriculteurs doivent produire plus du double de biocarburants. Donc changer rapidement de pratiques, estime France Stratégie, l’institution de conseil du Premier ministre.
Il ne suffit pas d’avoir orchestré, il y a cinq ans, le fameux Accord de Paris contre le réchauffement climatique. Encore faut-il que la France réduise à néant son bilan carbone, rappelle France Stratégie, organe d’analyse et de conseil rattaché directement au Premier ministre, dans un rapport publié le 29 juillet.
L’État français s’est engagé à ce qu’en 2050, la France n’émette pas davantage de gaz à effet de serre qu’elle ne peut en capturer et en stocker, en particulier dans ses sols et forêts. Ce qui passe à la fois par une forte réduction de sa consommation énergétique, une réduction des émissions de son agriculture, et par une croissance tout aussi forte de ses « puits de carbone », constitués, pour l’essentiel, par les végétaux et ses sols.
L’Europe l’oblige d’ailleurs, comme tous les États membres, à atteindre cette « neutralité carbone » en 2050, selon une directive adoptée le 28 juin, après une longue négociation entre la Commission européenne, le Conseil des États membres et le Parlement européen.
L’État français déjà en retard
Mais ce n’est pas gagné : à la suite d’une plainte déposée par un groupe d’ONG, l’État français a été condamné, le 3 février 2021, pour manquement à ses obligations. Il s’est pourtant doté de deux lois, de maints rapports, notes et feuilles de route, ainsi que d’une stratégie nationale bas carbone (SNBC).
Celle-ci prévoit d’agir par deux leviers. D’une part, réduire d’un tiers sa consommation d’énergie. De 1 644 térawattheure (TWH) en 2017, elle devra être abaissée d’un tiers, à 1 060 térawattheure, d’ici à 2050. À titre de comparaison, l’ensemble des centrales nucléaires françaises produit environ 400 térawattheure.
D’autre part, migrer vers les énergies vertes, sans présager du maintien ou non d’une part de nucléaire. Il faudra abandonner la quasi-totalité du pétrole et du gaz fossile et y substituer de l’électricité propre (produite principalement par les panneaux solaires et les éoliennes) ainsi que des combustibles issus de végétaux. Ils sont neutres en carbone, car les produits d’origine végétale qu’on brûle, que ce soit sous forme de bois, de carburants ou de gaz, ne rejettent dans l’air que le carbone qu’ils y ont prélevé durant leur croissance.
Faire fermenter végétaux et excréments animaux
Il ne s’agit donc pas seulement de produire du bois pour se chauffer comme on le fait déjà. Mais, rappelle France Stratégie, d’accroître massivement deux types de combustibles « verts » encore timides. Premièrement, du biogaz, équivalent au gaz naturel extrait des gisements d’hydrocarbures. Il est obtenu par fermentation de plantes, de déchets végétaux et des excréments des animaux d’élevage. Ceci dans des méthaniseurs, ou bien par la torréfaction de matières végétales solides, notamment du bois.
Distiller des jus de plantes
Deuxièmement, des carburants liquides proches de l’essence et du gazole, en distillant des jus obtenus à partir de végétaux et déchets riches en sucre et amidon (betterave, blé, canne à sucre, maïs), ou en extrayant de l’huile de végétaux gras (colza, tournesol ou les palmiers à huile tropicaux, controversés).
Aujourd’hui, la part des renouvelables (y compris l’éolien, le photovoltaïque, les barrages hydroélectriques, etc.) dans la consommation française d’énergie ne pèsent que 17 %. Au sein des renouvelables, les bioénergies sont surtout représentées par le bois (plus du tiers). Mais les biocarburants sont à moins de 10 % et le biogaz à moins de 4 %.
Il va falloir passer la surmultipliée, car rappelle France Stratégie, sur les 1 060 TWH de consommation énergétique française prévus en 2050, il faudra disposer de 110 TWH de combustibles solides (essentiellement du bois), de 100 TWH de biocarburants et de 180 TWH de biogaz.
Multiplier la production de biocarburants par 2,5
Comme France Stratégie l’indique avec diplomatie, « ces chiffres sont très ambitieux et supposent un niveau de mobilisation élevé ainsi qu’une valorisation optimale des ressources ». La stratégie nationale bas carbone prévoit en effet une production de bioénergie 2,5 fois supérieure à celle d’aujourd’hui.
Et ce n’est pas tout. Comme ce sont les forêts, les sols, les végétaux qui sont le meilleur moyen de capter du carbone, il faudra multiplier par deux ce que l’on appelle des « puits de carbone naturels ». Cela passe à la fois par un accroissement des forêts et des haies, mais aussi et surtout par la capacité de stockage des sols, grâce à la permanence de cultures et l’accroissement de l’humus qu’on enfouit dans les terres agricoles.
L’agriculture française y a elle-même grand intérêt, car elle est aujourd’hui la deuxième source d’émission de gaz à effet de serre derrière les transports, du fait des rots et des flatulences des vaches et de la fabrication et de la décomposition des engrais de synthèse. De plus, en 2050, les autres sources d’émission ayant presque disparu, elle sera la première.
Lancée en France en 2015 par Stéphane Le Foll, alors ministre de l’Agriculture, l’initiative « 4 pour 1 000 », visant à accroître le taux de matière organique dans les sols, notamment dans les cultures intensives, où il est le plus faible, n’a recueilli l’adhésion de la FNSEA que cinq ans plus tard,lorsque le syndicat majoritaire a officiellement annoncé son virage vers une agriculture contribuant à la lutte contre le réchauffement climatique.
Les limites de l’agriculture telle qu’on la connaît
France Stratégie estime que l’usage optimum des ressources agricoles actuelles même en méthanisant tous les lisiers et fumiers, résidus de récoltes et surplus d’herbes, ne comblera que la moitié des besoins en biocarburants.
L’un des gisements exploitables sans réaffectation des terres serait, tout d’abord, de développer «l’agroforesterie ». Une pratique millénaire en agriculture, mise à mal par la politique de remembrement, donc l’arrachage des haies, instaurée dans les années 1960 et qui se poursuit encore de nos jours.
Pourtant, en implantant des arbres au sein des cultures, on augmente la croissance des uns comme des autres, tout en donnant un nouvel élan à la présence d’animaux sauvages dont les oiseaux et d’insectes utiles. Promue sans relâche par Stéphane Le Foll, elle a rencontré un écho positif tardif parmi les partisans de l’agriculture intensive.
L’option des cultures intermédiaires productrices d’énergie
L’autre voie serait de multiplier les cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE). Il s’agit d’intercaler, entre les cultures principales, des plantes (comme le trèfle, la moutarde, la vesce, etc.) assurant le couvert des sols (ce qui les protège du lessivage et est utile aux insectes) et pouvant, ensuite, produire du biogaz dans un méthaniseur.
« Néanmoins, malgré l’hypothèse d’un développement important des cultures intermédiaires sur la majorité des grandes cultures, soit sur près de 12 millions d’hectares (soit près de la moitié des terres agricoles françaises), et l’hypothèse d’une progression plus prudente de l’agroforesterie sur 2,5 Mha, le potentiel énergétique de la biomasse agricole à l’horizon 2050 atteindrait 160 TWH. »
« Pas au niveau fixé »
Aller plus loin supposerait de prélever massivement les résidus de culture et même de cultiver davantage de végétaux dédiés à la production d’énergie, tout en développant l’exploitation des forêts françaises, sous-exploitées aujourd’hui, alors que l’utilisation du bois, par exemple dans le bâtiment, contribue à stocker du carbone, tout en facilitant la régénérescence des forêts et des haies.
Des leviers dont « le potentiel reste très incertain », selon France Stratégie, qui conclut : « La mobilisation de la biomasse agricole dans le but d’atteindre la neutralité carbone est possible, mais pas aux niveaux fixés par la SNBC. »
Aller plus loin suppose « une évolution globale du modèle agricole » avec une vision « transversale et planifiée des enjeux associés », puisqu’il faudra à la fois arbitrer sur « la répartition entre production alimentaire et non alimentaire, la limitation de l’artificialisation des terres, le développement du stockage carbone, le maintien de la biodiversité ».
Le Syndicat des énergies renouvelables moins pessimiste
Ce constat n’est pas pleinement partagé par le Syndicat des énergies renouvelables (SER). Son directeur, Alexandre Roesch, estime que « l’écart entre le potentiel de production de biocarburants agricoles estimé par France Stratégie et la SNBC repose en grande partie sur ce qui pourrait être produit par les cultures intermédiaires à vocation énergétique (Cive) ».Mais, d’une part, estime le SER, « les calculs de France Stratégie reposent sur des estimations datant de 2013. D’autre part, le gisement potentiel de ces cultures est très difficile à évaluer. On voit déjà qu’elles sont en plein essor. Il en est de même pour la production de biogaz et l’exploitation de la forêt française, très inférieure à ce qu’elle pourrait produire. » Le SER considère donc que « France Stratégie sous-estime le volontarisme de certains acteurs agricoles ».
La Confédération paysanne et les agriculteurs bio plus que sceptiques
Le point de vue est tout autre du côté de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab). Son président, Philippe Camburet, conteste l’assimilation des productions agricoles à un « gisement » au service des biocarburants. « La priorité de l’usage des terres doit être donnée à l’alimentation, non à la production d’énergie. De l’énergie pour quoi faire ? interroge Philippe Camburet. Alimenter des panneaux publicitaires en ville et des congélateurs ouverts dans les grandes surfaces ? »
Philippe Camburet estime, par ailleurs, que « le développement des productions agricoles est évalué avec une vision restreinte. Il ne prend pas en compte les aléas de production des cultures intermédiaires. Ni l’utilisation supplémentaire d’engrais azotés qui sera nécessaire. Or ces engrais sont de forts émetteurs de gaz à effet de serre, non seulement pour leur fabrication, mais aussi lorsqu’ils se décomposent après avoir été épandus sur les sols. »
Enfin, le président des agriculteurs bio dénonce le principe même d’une utilisation systématique « de pailles, lisiers et fumiers abusivement considérés comme des déchets agricoles. Nos sols ont faim de matière organique. »
Même tonalité du côté de la Confédération paysanne qui, réagissant au dernier rapport du Giec, estime que priorité doit être donnée « à l’agroforesterie » ainsi qu’à « la réduction des engrais de synthèse, fortement émetteurs de gaz à effet de serre ». Concernant les agrocarburants et la méthanisation industrielle, la Confédération paysanne considère qu’il s’agit de « fausses alternatives ».
La méthanisation est également remise en cause par France nature environnement (FNE), qui assure « une réévaluation de son positionnement », du fait de son « faible retour énergétique et de l’impérieuse nécessité de garantir la résilience alimentaire ». FNE lancera d’ailleurs en septembre un vaste débat mobilisant de nombreux experts et abordant notamment ce sujet.
Chez Greenpeace, on met en garde sur l’usage de la biomasse forestière et agricole (végétaux, effluents d’élevage). « C’est une ressource essentielle pour l’atteinte de la neutralité carbone mais son usage doit être mesuré et ne pas entrer en compétition avec la production agricole ou les terres forestières. » De plus, estime Greenpeace, la possible surestimation de la biomasse dans la stratégie nationale bas carbone est « un point à surveiller », sachant que son volume « dépendra grandement du modèle agricole choisi ».
Afin de concilier les usages des terres et de la biomasse agricole, et de ne pas développer de sources d’émissions de gaz à effet de serre supplémentaires (engrais, processus industriels de transformation), France Stratégie préconise « un renforcement du dialogue entre filières et secteurs au sein des territoires » pour déboucher sur une « conception débattue et partagée » plaçant « les agriculteurs au cœur de ce projet ». Compte tenu des clivages profonds entre organisations agricoles et des attentes des ONG et de l’opinion publique, une telle concertation se révélerait houleuse.