Etienne Klein: « De l’importance devenue cruciale du décryptage de l’information scientifique »
Aujourd’hui, le grand public est abreuvé de toutes sortes d’informations relayées au plus vite par les médias et les réseaux sociaux. S’il faut savoir prendre du recul, il ne faut pas pour autant tout remettre en doute – la pandémie actuelle en est un exemple. Pour les 20 ans de Futura, l’importance du décryptage de l’information scientifique est plus que jamais d’actualité, « nous devons donc accentuer l’effort de vulgarisation des sciences ».Futura fête ses 20 ansDécouvrez sur notre page anniversaire tout le programme, nos invités, des contenus originaux…
Les leçons de la mise en scène médiatique des sciences et de la recherche durant la pandémie doivent être tirées. Une opportunité quasi-historique nous était donnée de présenter au grand public, patiemment, jour après jour, la méthodologie scientifique : ses tâtonnements, ses avancées, ses multiples biais, ses protocoles, ses erreurs, ses succès. Mais aussi d’expliquer de façon pédagogique en quoi consistent un essai en double aveugle pour évaluer l’efficacité d’un supposé traitement, le bon usage des statistiques ou des probabilités, la différence essentielle entre coïncidence, corrélation et causalité (dont l’amalgame fréquent fait des ravages), ou encore les véritables caractéristiques de la « fonction exponentielle », médiatiquement fort malmenée et désormais abusivement assimilée à une fonction qui aurait pour seule caractéristique de croître très rapidement…
Mais au lieu que cette opportunité soit pleinement saisie, nous avons plutôt assisté à la mise en scène de foires d’empoigne entre personnalités capables d’affirmer haut et fort bien davantage que ce qu’elles savaient. D’aucuns accordaient même à leur « ressenti » un crédit si élevé qu’ils parvenaient à trancher d’un simple coup de phrase des questions vertigineusement complexes.
La pandémie de Covid-19 était une belle opportunité pour présenter la méthodologie scientifique et éclairer le grand public. © Harish, Pixabay, DP
La science n’est pas une simple affaire d’opinions
Il est à craindre qu’une partie du public se soit ainsi laissée abuser, et considère désormais que la science serait une simple affaire d’opinions qui s’affrontent sans jamais converger. Je le redoute d’autant plus que la tendance à avoir un avis sur tout, et à le répandre largement, gagne en puissance grâce auxréseaux sociaux. Dans son sillage, elle distille l’idée que la science ne relèverait que d’une croyance parmi d’autres. Elle serait en somme une sorte d’Église émettant des publications comme les papes des bulles, que les non-croyants ont tout loisir non seulement de contester, mais aussi de mitrailler de commentaires à l’emporte-pièce.“Un scientifique devrait avoir le courage de dire aussi souvent que nécessaire : « Nous savons que, et nous nous demandons si »
Lorsqu’un scientifique intervient dans les médias, il devrait avoir le courage de dire aussi souvent que nécessaire : « Nous savons que, et nous nous demandons si ». Une telle formulation engage d’abord un nous : elle signale que c’est une communauté qui parle après avoir travaillé, échangé, discuté, et non un individu particulier qui donne son avis personnel. Ensuite, cette phrase marque à elle seule la séparation entre la science – ce qu’on sait – et la recherche – ce qu’on ne sait pas encore. Les sciences représentent des corpus de connaissances, qu’il n’y a pas lieu – jusqu’à nouvel ordre ! – de remettre en cause : la Terre est ronde plutôt que plate, l’atome existe bel et bien, l’univers observable est en expansion, les espèces animales évoluent, etc. Mais ces connaissances, par leur incomplétude même, posent des questions dont nous ne connaissons pas encore les réponses : d’où vient que l’antimatière qui était présente dans l’univers primordial a disparu au sein de l’univers actuel ? Existe-t-il une vie extra-terrestre ? Répondre à de telles questions dont les réponses ne sont pas connues des scientifiques (ni de quiconque), c’est le but de la recherche. Par nature, celle-ci a donc à voir avec le doute, tandis que les sciences sont constituées d’acquis difficiles à remettre en cause sans arguments extrêmement solides.
Mais lorsque cette distinction n’est pas faite – comme ce fut trop souvent le cas ces derniers mois -, l’image des sciences, abusivement confondues avec la recherche, se brouille et se dégrade.
Oui, la Terre est ronde ! © Frederic Michel, Wikimedia commons, CC 3.0
De la rigueur dans l’information scientifique
C’est pourquoi la mission que s’est donnée Futura-sciences, celle d’un décryptage minutieux de l’information scientifique, n’a jamais été aussi importante. Elle l’est même bien davantage qu’il y a vingt ans, au moment de sa création, car entre-temps, les technologies numériques sont venues charpenter l’organisation de nos existences. Elles modifient notamment notre lecture de la réalité en faisant circuler dans les mêmes canaux de communication des éléments appartenant à des registres pourtant très différents : connaissances, croyances, informations, opinions, commentaires, fake news… Immanquablement, les statuts respectifs de ces divers éléments se contaminent (comment distinguer une connaissance de la croyance d’une communauté particulière ? Une information, d’unefake news ?).
Les technologies numériques collaborent surtout à l’avènement progressif mais étonnamment rapide d’une nouvelle condition de l’individu contemporain : dès lors qu’il est connecté, celui-ci peut désormais façonner son propre accès au monde depuis son smartphone en choisissant les communautés numériques qui lui correspondent le mieux. En retour, il est partiellement façonné par les contenus qu’il reçoit en permanence. Ainsi bâtit-il une sorte de monde sur mesure, de « chez-soi idéologique » en résonance avec lui-même. Il n’a d’ailleurs pas nécessairement besoin de le désirer consciemment : certaines des communautés susceptibles de lui convenir peuvent lui être proposées par des algorithmes d’intelligence artificielle capables d’identifier son profil psychologique, ses inclinations politiques et son tropisme culturel ou intellectuel, et bien sûr son rapport à la science, ce qui peut l’influencer jusque dans ses croyances les plus profondes.
L’intelligence artificielle et ses algorithmes est capable d’identifier un profil psychologique. © Geralt, Pixabay, DP
Se constitue ainsi ce qu’Alexis de Tocqueville appelait (De la démocratie en Amérique) des « petites sociétés », c’est-à-dire des sortes de clans ayant des convictions et des pensées très homogènes, et en général une cause particulière à défendre. Ces petites sociétés ne sont donc nullement des lieux de réflexions ou de débats contradictoires comme étaient les salons du XVIIIe siècle, mais les chambres d’écho des pensées collectives de groupes particuliers.
Dans un tel contexte, les connaissances scientifiques ont de plus en plus de mal à se propager et, lorsqu’elles le font, à conserver leur statut spécifique. Nous devons donc accentuer l’effort de vulgarisation des sciences. J’ai longtemps cru que pour bien vulgariser un résultat scientifique, il fallait le travailler « à fond ». Mon grand sujet ayant d’abord été la physique quantique, j’ai donc étudié leséquations qui constituent son formalisme, les expériences décisives qui l’ont étayée, l’histoire de sonémergence, la vie et l’œuvre de ses pères fondateurs, ses implications philosophiques… Une fois ce travail effectué (ce qui prend des années), je me suis senti capable, à tort ou à raison, d’en parler à toutes sortes de publics. Et j’ai eu le sentiment que c’était efficace puisque des gens lisaient mes livres, assistaient aux conférences, me posaient des questions pertinentes. Mais la Covid-19 m’a fait voir que cette conclusion était très biaisée : le nombre de personnes qui ne sont pas du tout impactées par ce genre de vulgarisation est très élevé. Il nous faut donc revoir notre façon de faire.
Portrait d’Alexis de Tocqueville. © RMN-Grand Palais – D. Arnaudet, Wikimedia commons, DP
Faudra-t-il raconter la science autrement ?
Sans doute faudrait-il que nous mettions davantage de « culture » dans la façon de raconter la science, notamment en expliquant comment, au cours de l’histoire des idées, on a su ce que l’on sait. Prenez la physique. Il y a évidemment les lois, les formalismes, les équations, mais aussi tout un récit à raconter : comment telle théorie est-elle apparue ? Quels sont les personnages qui l’ont mise sur pied ? En réponse à quel type de problèmes ? Comment s’est-elle imposée ? Grâce à quels faits, quels arguments ? Réflexions, connaissances, émotions, ainsi associées, peuvent engendrer une sorte de fête de l’esprit : une affaire non pas de lampions, mais d’impétuosité, d’éclairs, d’insurrections dans la pensée.
Loin de moi l’idée de défendre une conception scolaire de la démocratie. On peut être un bon citoyen sans rien connaître à la science, et d’ailleurs, personne ne connaît toutes les sciences. Reste qu’il incombe aux scientifiques de faire sentir qu’il existe bel et bien un « érotisme des problèmes ». Pour cela, ils doivent élargir leurs propos afin que ceux-ci deviennent généreux, poétiques, excitants,contagieux. Avec la physique, c’est assez facile, puisqu’elle est l’exact contraire d’une « bureaucratie des apparences » : ses lois les plus fondamentales ne sont jamais directement déductibles du spectacle du monde. Elles procèdent plutôt d’un détour par les concepts, autrement dit par l’abstraction. C’est ce par quoi elle est le meilleur moyen d’apprendre à « penser contre son cerveau », pour reprendre la jolie formule de Gaston Bachelard.