UKRAINE (suite) entretien paru dans Ouest France: Poutine n’en a pas fini….
« On ne peut plus se permettre de partir du principe que l’article 5 de défense des pays membres de l’Otan va suffire de par sa seule existence à avoir la crédibilité nécessaire. » | ARCHIVES DANIEL FOURAY, OUEST-FRANCE
Cette guerre était-elle évitable ?
C’est une question philosophique, en réalité. Dès lors qu’un événement a eu lieu, il devient inévitable. On peut démontrer pourquoi il a existé, on ne peut pas démontrer pourquoi il n’a pas existé. On sait aujourd’hui que la diplomatie était condamnée. Ce n’est pas une raison pour ne pas l’avoir tentée.Que s’est-il passé durant ces dernières semaines de marathon diplomatique ?Commençons par la responsabilité des Occidentaux. Ils n’ont envahi personne. On n’a pas envahi un pays de la taille de la France, chose qui ne s’était jamais faite depuis 1945. S’il y a une responsabilité occidentale, c’est d’être resté fidèles à la défense de leurs intérêts et de leurs valeurs.C’est-à-dire ?On n’a pas accepté les deux projets de traité que la Russie a prétendu imposer aux Européens par Américains interposés au mois de décembre 2021. C’est cette ambition poutinienne là, qui explique pourquoi cette crise est aussi grave, et pourquoi elle va durer longtemps. L’affaire ukrainienne est grave en soi, avec une invasion et la soumission d’un pays souverain, mais les ambitions de Vladimir Poutine sont beaucoup plus larges. Du moins si on n’en croit Vladimir Poutine.
Que demandait-il en décembre ?Il a proposé des traités qui prévoient le retour en arrière de l’Europe à la situation où elle se trouvait il y a une petite trentaine d’années. Donc, les États membres de l’UE, au nord et à l’est, se seraient vus privés de toute garantie de défense, et la Russie aurait recouvré un glacis néoimpérial ressemblant fort à celui dont s’était dotée l’Union soviétique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.La demande russe de garanties comprenait donc aussi les pays de l’est membres de l’Otan, comme la Pologne ou les pays Baltes ?Oui, tout ce qui est à l’Est et au nord de l’Allemagne. Tout.Est-ce que cela veut dire que ces prétentions font partie de ses buts de guerre, aujourd’hui encore ?C’est ce qu’il dit. Lors de la conférence de presse avec Emmanuel Macron à Moscou, Vladimir Poutine disait : les Occidentaux cherchent à noyer le poisson et à parler d’autres choses que ce dont je voudrais parler. Ils ont proposé toutes sortes de discussions sur les missiles nucléaires, les exercices militaires, les mesures de confiance. Ce n’est pas ça qu’on demande, disait Poutine. Nous, ce qu’on demande c’est le retour à la situation d’avant 1997. En Russe dans le texte.Les pays Baltes, la Pologne, ne devraient pas selon lui rester dans l’Otan ?Aucun État à l’est de l’Allemagne n’aurait le droit de choisir ses alliances et de continuer à bénéficier de la garantie de défense qu’offre l’Alliance atlantique.
Il faut donc s’attendre à des agressions vers ces pays-là ?Si vous m’aviez posé cette question il y a une semaine, j’aurais dit probablement pas, et le principe de réalité va s’imposer, il ne fera pas telle bêtise. Il y a encore trois jours, je partais comme d’autres du principe que la guerre en Ukraine était inévitable, que les Russes iraient à Kiev mais j’avais du mal à y croire. Envahir un pays grand comme la France c’était impensable. Ben, il l’a fait. Il l’a fait. À partir de ce moment-là, on est obligés de prendre plus au sérieux la deuxième partie du plan Poutine.Vous parlez de deux volets au plan Poutine, lesquels ?Le premier volet, c’est quand il publie un article de 5 000 mots en juillet dernier, qui est toujours sur le site du Kremlin, où il explique pourquoi l’Ukraine n’est pas un État, n’est pas un peuple, n’est pas une nation, n’a pas le droit à l’existence politique. La version écrite est plus construite que ce qu’il nous a servi à la télévision lundi soir, mais c’est la même chose.
Et, de fait, on y est avec l’invasion…Oui. Mais il y a le second volet, ce qu’il a dit dans la nuit de mercredi à jeudi. À savoir que si quelqu’un cherche à se mettre en travers de son chemin, il en résultera des conséquences plus violentes que tout ce qu’on a pu connaître ou imaginer dans le passé.En l’entendant, Jean-Yves Le Drian a immédiatement associé cette phrase à la dimension nucléaire. C’est le ministre des affaires étrangères français qui le dit, ce n’est pas un analyste qui extrapole. Ce n’est pas le genre de la maison. Il a en tout état de cause intégré le fait que le deuxième volet de Poutine, c’est-à-dire les deux traités, fait partie de l’actualité et des perspectives.Et donc ?Que Vladimir Poutine va tenter d’une façon ou d’une autre d’imposer la réorganisation de l’Europe qui figure dans ces fameux traités. Il faut prendre cela aussi au sérieux que les déclarations sur l’Ukraine.Concrètement, cela veut dire quoi ?En clair, qu’on ne peut plus se permettre de partir du principe que l’article 5 de défense des pays membres de l’Otan va suffire de par sa seule existence à avoir la crédibilité nécessaire. Il va falloir renforcer les moyens stationnés dans les pays plus exposés aux aventures militaires russes. La France fait sa part, elle envoie des soldats en Roumanie, ce qui est très important.Elle commande par ailleurs le bataillon en Estonie, et elle commande en ce moment l’ensemble de la force de réaction rapide de l’Otan, basée en Allemagne. Mais ce n’est pas suffisant. Il va falloir stationner de façon permanente, et non plus par centaines mais par milliers voire davantage, nos soldats et des chiffres équivalents pour les armées des pays alliés.Cela veut dire une présence « permanent », on considère donc que l’accord Russie Otan de 1997 est caduc ?Oui, d’une façon paradoxale, Poutine, quelque part, nous a rendu notre liberté. Nous n’enfreignons aucune de nos obligations si nous prenons des mesures de renforcement. Les gens qui disent, on est couverts par l’article 5, tout va bien, malheureusement cela ne suffit pas. Il faut que l’article 5 soit matérialisé de façon beaucoup plus musclée militairement pour lui donner des vertus dissuasives et défensives.De la même façon que Vladimir Poutine, en procédant comme il a procédé, a fait exploser les accords de Minsk. Qui étaient la seule voie possible de sortie diplomatique de la crise russo-ukrainienne, où on pouvait faire des pas, d’un côté et de l’autre. Visiblement, il ne voulait pas de cette issue. Il veut une issue beaucoup plus radicale, qui est une élimination de l’Ukraine comme État souveraine.Il faut aller vite dans ce redéploiement de forces dans les pays du flanc est de l’Otan ?Je me fais moins de soucis pour les pays Baltes et la Pologne, parce qu’il y a déjà un déploiement. Je me fais beaucoup plus de soucis pour le flanc sud, c’est-à-dire la Roumanie, pays membre de l’Union européenne et de l’Otan, qui a une frontière commune avec l’Ukraine et une autre avec la Moldavie.La Moldavie, elle est séparée de l’Ukraine par une zone tampon qui appartient à la Moldavie mais qui est occupée par des troupes russes en Transnistrie, depuis trente ans. Ces troupes ne sont pas très nombreuses, on parle de 5 000 soldats environ, mais elles existent et vont donner la main aux forces russes qui sont sorties de Crimée. On risque de se retrouver très rapidement avec des forces opérationnelles russes le long d’une nouvelle frontière entre les forces russes et l’Otan.La Moldavie est elle aussi menacée ?Oui, l’état tampon risque fort de disparaître. C’est la deuxième étape géographique par rapport à l’Ukraine. Je ne pense pas qu’il va se priver du plaisir de manger tout cru une Moldavie qui est elle-même politiquement et sociétalement très divisée.Et là, des soldats français seront face à face avec des soldats russes. À la frontière roumaine. Aujourd’hui la Moldavie est dans une phase pro-occidentale, mais c’est comme en Ukraine, c’est fragile.A-t-il les moyens de tenir l’Ukraine ?Il y a deux choses. J’espère qu’on parviendra à sauver la vie du président Volodymyr Zelensky. La question n’est plus de savoir si la Russie a les moyens de saisir le pouvoir à Kiev, la réponse est oui et il en va de la vie des personnes que Vladimir Poutine a traitées de nazis et de mafieux.Bien sûr, il y a des hommes politiques ukrainiens qui sont au moins aussi corrompus que certains hommes politiques qui travaillent pour la Russie dans les pays occidentaux. Mais, si on prend les mots de Poutine au sérieux, un « nazi » cela s’élimine.
Kiev peut-elle tenir ?Il a fallu combien de temps pour qu’en France se développe une résistance après juin 1940 ? C’est le même genre de situation, au plan politico-militaire. Un gouvernement démocratique légitime cède la place à un gouvernement lié à l’occupant, progressivement rejeté par une partie croissante de la population. Vers début 1943, il commence à y avoir des maquis. Cela ira peut-être plus vite en Ukraine, les Ukrainiens ont aussi une expérience historique. Il faut du temps.Pour revenir à l’Otan, quelle est la situation en termes de missiles, de part et d’autre ?Du côté otanien, à l’est de l’Allemagne, y compris la partie orientale de l’Allemagne, il n’y a pas de déploiement de missile balistique autorisé d’après nos engagements politiques, et concernant l’Allemagne dans nos engagements juridiques.Donc, quand Vladimir Poutine parle de missiles de l’Otan, à dire vrai on ne sait pas trop de quoi il parle. On est là dans une fantasmagorie. Cela dit, les Occidentaux ont pris au sérieux les préoccupations russes sur ce point, et ont proposé en réponse aux deux traités déposés en décembre une négociation où chacun pourrait vérifier ce que fait l’autre.
Il y a pourtant des missiles de défense en Pologne ?Oui, des missiles antimissiles, les fameux ABM, que les Américains ont installés en Roumanie et en Pologne, par rapport auxquels les Russes disent leurs préoccupations depuis une vingtaine d’années.C’est un vrai sujet. Je considère pour ma part que le déploiement de ces armes n’était pas très raisonnable. Par rapport à la Russie, ce n’était peut-être pas la chose la plus intelligente à faire. En réalité, cela peut se négocier. Mais ce n’est pas cela qui intéresse les Russes.Que veulent-ils ?En termes pratiques, Poutine veut éliminer la garantie de défense de l’Otan du territoire des anciens membres du Pacte de Varsovie.Il veut reconstituer non seulement l’URSS mais plus large…Oui. Et côté russe, à Kaliningrad, les Russes baladent les fameux missiles Iskander, qui ont 6/700 km de portée, qui peuvent avoir une charge nucléaire conventionnelle, et peuvent frapper Berlin et Varsovie. C’est un peu désagréable. Cela aurait pu faire partie de la négociation d’ensemble. Mais Moscou a refusé d’entrer en matière. Ce n’est pas cela qui l’intéresse
Quelle position va prendre La Turquie, qui reste un membre de l’Otan ?Par principe, il faut se méfier. La Turquie, en termes stratégiques, c’est souvent Turquie varie, bien fol qui s’y fie. En 2015 ils descendaient un avion russe et deux ans après ils faisaient une alliance avec les Russes, et installaient des systèmes de défense antiaériens russes, qui ont amené les Américains à renoncer à l’exportation de F35.Autrement dit, la Turquie n’est pas exactement le pays le plus constant de la planète. Vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine, la Turquie a un intérêt en tant que puissance gardienne des détroits et riveraine de la mer Noire, à ce que la Russie n’écrase pas l’ensemble du paysage stratégique de la région. Les Turcs ont besoin d’une Ukraine qui fonctionne. Sur ce dossier-là, la Turquie sera prudente. Tout ce qui touche à la mer Noire fait partie des intérêts vitaux d’Ankara.
Comment l’accord entre la Russie et la Chine pèse dans cette crise ?Je pense beaucoup moins probablement que ce qu’espérait Poutine. On ne s’est pas qu’il s’est passé lors du Sommet Biden-Poutine en juin 2021 à Genève (Suisse), mais on pense que Poutine a pu en tirer la conclusion que Joe Biden avait vraiment envie de se concentrer sur le sujet chinois. Quelque part, Vladimir Poutine a pu penser que les Américains avaient plutôt envie de ne pas avoir d’ennuis en Europe. C’est effectivement le cas.Y a-t-il un blanc-seing chinois ?Non, je ne crois pas. Il faut bien voir que ce qui se passe entre la Russie et la Chine, jusqu’à présent, n’est pas une alliance de défense. Les Chinois ne demandent pas aujourd’hui que les Russes cessent d’avoir, par exemple, de bonnes relations stratégiques avec l’Inde, alors qu’il y a des contentieux entre Pékin et New Delhi. Pour Pékin et Moscou, c’est un partenariat où chacun a les mains libres pour pousser ses propres intérêts et s’organiser diplomatiquement en commun contre les Américains.C’est un partenariat négatif contre Washington, pas un partenariat positif. La Chine ne soutient pas la politique séparatiste des républiques de Donetsk et de Lougansk. Ils l’ont dit d’ailleurs. À l’inverse sur le plan diplomatique, lorsqu’on arrivera à des votes au Conseil de sécurité de l’Onu, la Russie et la Chine voteront ensemble. Comme d’habitude. Comme sur la Syrie.L’idée d’un donnant-donnant sur l’Ukraine et sur Taïwan est infondée ?Je pense que le temps de l’annexion pratique de Taïwan n’est pas encore venu, ce n’est militairement pas mûr.Les sanctions sont-elles à la mesure de l’agression russe ?Cela dépend de ce qu’on veut leur faire faire. S’il s’agit de dissuader les Russes de se comporter de telle ou telle façon, la réponse est qu’elles ont échoué. La leçon de choses a été assez brutale. Elles n’ont pas dissuadé Poutine d’envahir l’Ukraine. Si le but est d’affaiblir la capacité d’agression de la Russie dans la durée, c’est une autre paire de manches. Elles sont d’ores et déjà beaucoup plus dures qu’en 2014. Est-ce qu’il faut aller plus loin ? La réponse est oui, mais pas par ce qu’on espère modifier le comportement immédiat de la Russie.La métaphore est usée depuis un moment sur un nouveau Rideau de fer. Elle est pertinente aujourd’hui ?Je crois que c’est Volodymyr Zelensky lui-même qui a utilisé cette image. Au plan stratégique, sûrement. Au plan humain, de façon croissante. Oui. Mais, attention. Dans les analogies, il faut toujours comparer les termes de l’analogie. Le Rideau de fer, du point de vue soviétique, était un moyen d’abord de conservation de son acquis stratégique issu de la Seconde guerre mondiale, de Yalta, de Potsdam.Il était d’abord défensif. Le président Poutine n’est pas en train d’ériger un rideau de fer par rapport à un empire qui existe déjà, mais de briser les frontières pour élargir son espace. On est dans une situation beaucoup plus dynamique et dans une certaine mesure beaucoup plus dangereuse que la situation de la guerre froide. On est face à une Russie qui avance, pas à une URSS qui défend son pré carré.
Que va faire Vladimir Poutine ?L’intérêt de Poutine est d’y aller aussi vite et fort que possible. Et on a négligé cet aspect. Prenez la guerre d’Ukraine, il y a des Russes qui manifestent courageusement, qui se font coffrer aussitôt. Je ne sais pas l’ampleur de ces mouvements. Mais ce qui est clair, c’est que s’il y a beaucoup de cercueils en zinc qui rentrent au pays, les mères de soldats vont s’énerver. Et les mères de soldats, même Poutine ne peut pas y toucher. Pour Vladimir Poutine, il faut donc faire aussi vite que possible. Et donc aussi fort que possible.C’est une très mauvaise nouvelle pour les Ukrainiens. On va forcément créer des bases permanentes de l’Otan. Autrement dit, s’il veut tester la réalité de l’article 5, il va le faire rapidement. D’où mon appel à ce que la France remplisse rapidement les obligations qu’elle s’est données en matière de déploiement de forces en Roumanie, et qu’on ne limite pas notre effort au boulot initialement prévu. C’est la crise la plus grave depuis 1945.