Guerre en Ukraine : les sanctions occidentales pourraient aboutir à la désintégration de la mondialisation
La guerre en Ukraine et les sanctions imposées à la Russie sont en train de chambouler le commerce international. Il devrait déjà s’écrouler de moitié en 2022, alerte l’Organisation mondiale du commerce (OMC). A plus long terme, c’est bien une « désintégration » du système des échanges mondiaux qui menacerait. Emergeraient alors deux blocs fondés sur des enjeux géopolitiques – un centré sur les États-Unis et un autre autour de la Chine – dont les échanges entre eux seraient extrêmement limités. Un tel scénario réduirait le bien-être mondial en 2040 de 5%. 00:00/09:58Maxime Hanssen12 Avr 2022, 11:35 La TRibune
La pandémie de Covid-19, qui avait bloqué l’économie planétaire, a souligné les limites de la mondialisation et réveillé les interdépendances entre les pays – notamment européens – aux chaînes d’approvisionnement et logistiques asiatiques et particulièrement chinoises, notamment dans le domaine technologique.
La guerre en Ukraine et ses conséquences pourraient bien signer un nouveau coup d’arrêt à la mondialisation, et remettre profondément en cause ce modèle de développement international bâti depuis la Seconde guerre mondiale, puis accéléré avec la chute du bloc soviétique. Ce modèle est basé sur l’ouverture des marchés et le libre-commerce.
La mondialisation, après avoir concouru à la hausse mondiale du niveau de vie, était récemment mise à mal par la montée des inégalités dans les pays riches portée notamment par la question des « gagnants et des perdants » du libre-échange, comme expliqué par l’économiste Dani Rodrick. La guerre que se livrent les Etats-Unis et la Chine, dans la course au leadership économique mondial, menaçait également les règles de la coopération internationale fondée sur le gagnant-gagnant. Désormais, les sanctions imposées par l’Occident dans le cadre de l’invasion russe en Ukraine pourraient bien accélérer le processus de démondialisation et l’émergence de nouveaux blocs.
Le commerce internationale vacille déjà
Lundi soir, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est en effet fendue d’une étude dans laquelle elle pointe le risque de « désintégration de l’économie mondiale » générée par la guerre en Ukraine. L’organisation redoute l’apparition de plusieurs blocs qui pourraient mettre en péril le commerce international. Un autre étude publié par deux économistes le 29 mars donne un peu plus de contenu quant à ce bouleversement mondial et à ses répercussion sur le bien-être des économies (welfare), estimant les pertes d’ici 2040 à 5% en moyenne, et jusqu’à 10% dans certaines régions du monde. En cause, notamment, le retour de barrières douanières importantes dans le cadre de l’émergence de deux blocs autour desquels se réorganiserait le commerce mondial.
A court-terme, la guerre en Ukraine devrait d’ores et déjà effacer la moitié de la croissance du commerce mondial attendue en 2022, c’est-à-dire les échanges entre les différents pays, estime l’OMC. Cette croissance devrait s’établir entre 2,4% et 3%. En octobre, l’OMC tablait sur une hausse de 4,7% des échanges mondiaux. Parmi les mécanismes dévoilés par l’organisation pour expliquer cette chute, l’OMC note que « les sanctions [occidentales, NDLR] impactent directement les flux internationaux » et la « variation des prix relatifs (les prix internationaux augmentent plus rapidement que les prix intérieurs, NDLR) peuvent conduire à une certaine réaffectation de la consommation des biens manufacturés échangés vers les services. »
En conséquence, selon cette première étude de l’OMC, la crise devrait ramener la croissance du PIB mondial à un niveau compris entre 3,1% et 3,7% cette année. De son côté, l’OCDE a publié le 17 mars une première estimation plus alarmante. L’organisation estime que la croissance économique mondiale pourrait être inférieure de plus de 1 point. Fin décembre 2021, l’institution tablait sur une croissance du PIB mondial de 4,5%. Ce qui signifie que ce conflit pourrait amputer l’économie mondiale d’environ 800 milliards de dollars. A long terme, les économistes de l’OCDE alerte sur une chute brutale de 5% de la croissance du PIB mondial.
Ukraine et Russie : des poids-plumes mais essentiels
Selon l’analyse effectuée par le secrétariat de l’OMC, « le gros des souffrances et des destructions est ressenti par le peuple ukrainien, mais les coûts en termes de réduction des échanges et de production seront probablement ressentis par les populations du monde entier en raison de la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie et de la réduction de la disponibilité des marchandises exportées par la Russie et l’Ukraine ».
Même si le poids de l’Ukraine dans l’économie planétaire demeure relativement limité, sa spécialisation dans certaines matières premières et les dommages collatéraux du conflit provoquent une onde de choc dans l’économie mondialisée. Selon l’OMC, les deux pays ont distribué en 2019 environ 25% du blé mondial, 15% de l’orge et 45% du tournesol. A elle seule, la Russie représente 9,4% du commerce mondial des carburants, une part qui s’élève à 20% pour le gaz naturel. Moscou et Kiev sont également des « fournisseurs clés d’intrants dans les chaînes de valeur industrielles », indique l’OMC dans son rapport.
La Russie est ainsi l’un des principaux fournisseurs mondiaux de palladium et de rhodium, utilisés dans l’industrie automobile, représentant 26% de la demande mondiale d’importation de palladium en 2019. La production de semi-conducteurs dépend en outre dans une large mesure du néon qui est fourni par l’Ukraine.
L’Europe sera une région affectée par les conséquences économiques de l’invasion russe, ajoute l’organisation internationale, en raison de ses liens économiques et énergétiques étroits avec la Russie, particulièrement concernant les États ayant une frontière avec Moscou ou Kiev. Selon le rapport de l’OMC, 51,5% des exportations globales russes étaient à destination de l’Europe en 2021 et 49,2% pour l’Ukraine. L’Afrique et le Moyen-Orient sont les régions les plus vulnérables selon l’OMC, car elles importent plus de 50% de leurs besoins en céréales d’Ukraine et de Russie.
Le commerce mondial demain divisé en deux blocs étanches ?
Mais ces conséquences immédiates pourraient bien dessiner en creux un basculement plus profond, ce que désigne le terme « désintégration de l’économie mondiale », évoqué par l’OMC. Deux économistes,Eddy Bekkers (OMC) etCarlos Góes (Université de San Diego), ont tenté de cartographier ce nouvel équilibre mondial qui pourrait s’installer. Les auteurs anticipent un « découplage potentiel du système commercial mondial en deux blocs – un bloc centré sur les États-Unis et un bloc centré sur la Chine ». Au cœur de ces blocs, les intérêts géopolitiques de chaque pays.
Pour ces deux chercheurs, qui se basent sur l’indice de politique étrangère de l’ONU, l’Europe, le Canada, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud tomberaient dans le bloc occidental porté par les Etats-Unis. L’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne se situent quelque part entre les deux, la première étant plus proche des États-Unis que la seconde. L’Inde, la Russie et la majeure partie de l’Afrique du Nord et de l’Asie du Sud-Est se rapprochent de la Chine. De son côté, l’OMC estime « qu’il pourrait y avoir encore plus de blocs car certains pays pourraient trouver gênant d’appartenir à l’un ou l’autre bloc tandis que d’autres pourraient vouloir appartenir à plus d’un bloc. »
La dynamique semble déjà à l’œuvre. La Russie, de même que le Bélarus, sont désormais exclus du principe de réciprocité de libre-échange avec les États-Unis. Ils rejoignent ainsi le cercle très fermé des pays au statut commercial révoqué, comme Cuba et la Corée du Nord. Et depuis l’instauration des sanctions occidentales contre la Russie, Moscou se tourne de plus en plus vers la Chine, où le commerce entre les deux pays a explosé depuis le début de la guerre. Le Parti communiste chinois expliquait être impatient « de travailler avec la Russie pour porter les relations sino-russes à un degré supérieur dans une nouvelle ère ». Le Kremlin regarde également de plus en plus vers l’Inde. Ce pays offre un débouché pour le pétrole russe boycotté par les puissances occidentales, qui lui vend à un prix attractif. Ce mouvement qui progresse, n’est pas nouveau, rappelait dans nos colonnes l’économiste Jacques Sapir, qui estimait que « pour la Russie se tourner vers l’Asie est devenu primordial pour sa liberté de manœuvre ».
Des échanges mondiaux qui pourraient grimper 160%
Au sein de ces futurs et potentiels blocs, les barrières tarifaires resteraient limitées, permettant de maintenir des échanges intra-blocs conséquents. Mais, selon les auteurs, le commerce entre blocs pourraient s’effondrer de 98%. Et les coûts du commerce entre les blocs rivaux progresseraient de 160% dans le scénario le plus pessimiste à une augmentation plus contenue de l’ordre de 32%. En cause, notamment la hausse des barrières douanières mais également la disparition de certains avantages engendrés par le multilatéralisme commercial, comme les économies d’échelle.
Cette fragmentation du commerce mondial induirait une diminution substantielle du bien-être pour tous les pays, notent les deux économistes. Les effets sont cependant asymétriques. Alors que les pertes varieraient entre entre -1% et -8% (médiane : -4 %), dans le bloc occidental, elles sont comprises entre -8 % et -11 % (médiane : – 10,5 %) dans le bloc asiatique, avec une perte de revenu réel projetée à l’échelle mondiale d’environ 5%.
L’accès à l’innovation expliquerait la baisse de niveau de vie des pays du bloc oriental
Comment expliquer une telle différence ? La capacité d’innovation est au cœur du propos, soulignent les auteurs. « En coupant les liens avec des marchés plus riches et innovants, les pays du bloc oriental réorientent leurs chaînes d’approvisionnement vers des produits de moindre qualité, qui, à leur tour, induisent moins d’innovation. En revanche, alors que les pays du bloc occidental subissent également des pertes de bien-être, leurs trajectoires d’innovation semblent pratiquement inchangées après le découplage ». Et en réduisant leurs capacités d’innovation, ces pays amputent leurs gains de productivité. « Ainsi, les pays du bloc de l’Est qui ont actuellement un niveau de productivité plus faible et qui ont des liens plus importants avec des pays innovants ont des pertes plus importantes », projettent-ils.
Maxime Hanssen