Pour un monde en commun (AFD)
ACHILLE MBEMBE ET RÉMY RIOUX : « POUR UNE DIPLOMATIE DES VIVANTS »
Historien, Achille Mbembe est spécialiste des questions postcoloniales. C’est à lui que le président de la République Emmanuel Macron avait commandé la rédaction d’un rapport attendu sur les relations entre l’Afrique et la France. Un sujet au coeur de l’action de l’Agence française de développement (AFD), qui consacre près de la moitié de son activité au continent africain. À travers un livre d’entretiens paru en mars aux éditions Actes Sud, « Pour un monde en commun », il dialogue avec Rémy Rioux, directeur général du groupe AFD.
Vous vous connaissez depuis plusieurs années, vous évoluez dans des mondes très différents. Qu’est-ce qui vous rassemble ?
Achille Mbembe : Je suis les activités de l’AFD depuis le début des années 1990 et la période de l’ajustement structurel. J’ai rencontré Rémy en Afrique du Sud, tout au début de son mandat à la tête de l’Agence française de développement. Et cela m’a beaucoup intéressé parce que manifestement il cherchait à adapter l’action de cette institution, non seulement au nouveau cours des choses qui se dessinait à ce moment-là, mais aussi aux évolutions qu’il anticipait déjà. C’est lors de la préparation en amont du Nouveau Sommet Afrique-France de Montpellier que nos discussions se sont intensifiées. Issu du monde universitaire, je ressentais le besoin de travailler avec quelqu’un qui était impliqué à la fois dans la réflexion et dans l’action. Dans le but effectivement de transformer, non seulement la relation entre la France et l’Afrique, mais également un monde qui a lui-même besoin d’être redéfini.
Rémy Rioux : Avec Achille une fraternité s’est établie entre nous. Je viens d’une famille d’historiens et j’ai fait des études d’histoire. Achille est justement historien. On cheminait en parallèle, et probablement depuis longtemps, sans s’être encore croisés. Il cherchait à mettre en œuvre, à réaliser ses idées. Or, c’est important d’avoir des idées avant de les réaliser. Et moi, c’est l’inverse : je dirige une structure qui est dans l’action, qui a pour mission de transformer la réalité pour se projeter dans l’avenir, pour bâtir des trajectoires de développement. Et je cherchais à retrouver le chemin des idées, pour redonner du sens à notre action, comme me l’avaient demandé de nombreux collègues quand je suis arrivé en 2016.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre, Pour un monde en commun, ensemble ?
R.R : À Montpellier le 8 octobre dernier, il s’est vraiment passé quelque chose de nouveau. Il y a d’ailleurs eu des réactions multiples, parfois outrées. Même ça, c’est intéressant. À Ouagadougou, à Montpellier et dernièrement avec le Sommet UE-UA, le président de la République a ouvert un nouvel espace permettant de renouveler, de redéfinir nos relations avec le continent africain. Cet espace, il faut l’occuper moins par de la repentance ou du pardon, que par de la vérité et de l’action. C’est cet espace que nous commençons à explorer avec ce livre. Nous devons d’ailleurs remercier la philosophe et journaliste Séverine Kodjo-Grandvaux, car il est issu d’un dialogue à trois, auquel elle a participé avec nous.
Pour un monde en commun – Regards croisés entre l’Afrique et l’Europe, par Achille Mbembe, Rémy Rioux, avec Séverine Kodjo-Grandvaux, éditions Actes Sud (192 pages, 19 €).
Comment promouvoir nos destins communs comme une force, dans le contexte actuel ?
A.M. : Je pars d’une idée simple, nous avons une histoire, un passé qui est ineffaçable. Il est ce qu’il est, mais il est ineffaçable et insécable. Cela ne veut pas dire qu’on est condamnés à vivre ensemble. Mais cela nous libère. On peut écrire autrement nos relations, à travers cet espace de possibilités qu’a ouvert le président Emmanuel Macron. Or, je crois fondamentalement en cette capacité de recouvrer la force de tracer ensemble un destin différent. Pour lui donner corps dans le présent et dans le concret, il faut évidemment investir à parts égales dans la réflexion et dans l’action.
R.R : Il y a une demande, une soif de vérité, de reconnaissance. Ce travail est engagé. Le meilleur exemple étant ce qui a été accompli depuis quatre ans avec le Rwanda, qui passe précisément par un travail historique : la commission Duclert a permis un moment de vérité. Puis, la visite du président Macron a constitué un moment de reconnaissance et de respect. En parallèle et maintenant, il faut de l’action. C’est pour cela que je suis à nouveau à Kigali cette semaine après ma visite, anticipée, de juin 2019, la première d’un directeur général de l’AFD depuis 1992. Il est essentiel de dire ce qui s’est passé, que les responsabilités soient reconnues et établies.
Mais cela ne suffit pas. La question cruciale est désormais : que veut-on et peut-on construire ensemble ? Ensuite, il deviendra possible de se projeter de nouveau vers l’avant, ensemble. C’est ce que j’ai proposé d’appeler « réconciliation ». Et il est important de comprendre qu’il s’agit d’un sujet non seulement français, mais aussi et avant tout européen.
Le mot « développement », largement débattu au cours de vos échanges, recouvre une notion interrogée et controversée aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
R.R : Le président de la République nous a incités à réfléchir sur les mots. Ce que nous avons beaucoup fait à l’AFD ces derniers mois. Je crois que tout le monde est en train de réaliser que le mot « développement » en tant que tel doit être dépassé ou réinventé, même si cela peut nous paraître difficile. D’abord parce qu’on ne sait plus de quel développement on parle, et pour qui : le nôtre, en France, ou celui dont nos partenaires sont responsables ? La deuxième raison, qui est plus profonde je pense, c’est que le mot de « développement » est attaché à un certain modèle de développement. D’ailleurs, on a senti le besoin de lui accoler « durable » dès 1992. Il faut en réalité penser l’écosystème de manière enveloppante, comme nous y incite le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour. Et non pas voir seulement les ressources au service d’un processus extractif et productif qui détruit la planète.
A.M. : Ce ne sont pas uniquement des questions de mots dans la mesure où derrière les mots, il y a des réalités. Il y a des pratiques, des méthodes, du pouvoir. Des capacités de transformation sont en jeu. Le terme « développement » est réinterrogé, pas nécessairement pour l’abolir, mais pour le transcender, pour l’ouvrir suffisamment. De telle manière qu’il intègre ces nouvelles prises de conscience qui sont en cours. Prise de conscience du caractère inséparable de la vie de l’espèce humaine des autres formes de vie. Prise de conscience de l’imbrication des moyens d’existence dans la question plus générale du vivant. Je crois que c’est dans ce sens que l’interrogation sur le développement est en train d’être reformulée. Et cela me semble très enrichissant d’aller dans cette direction.
Vous évoquez des « causes communes » dans votre ouvrage. Est-ce que la conciliation entre la prospérité économique et le monde du vivant est une de ces grandes causes communes ?
A.M. : C’est la grande cause commune aujourd’hui, et sans doute demain aussi. Sera-t-on capable de construire des formes de relations entre toutes les unités du vivant ? Des formes de relations qui permettent d’habiter la terre d’une autre manière, qui ne conduise pas à la fin de la vie ? Je crois que c’est la grande question politique, esthétique, artistique, philosophique et morale de ce siècle. Mais ce n’est pas une question qui peut être adressée au niveau régional, ni même national. C’est une question planétaire.
R.R : Certes, mais elle se pose en Afrique avec une ampleur, une profondeur et une urgence singulières. S’il y a un endroit où la dimension holistique des objectifs de développement durable est évidente, c’est bien l’Afrique parce qu’il faut tout faire en même temps.
A.M. : Absolument. L’Afrique en est vraiment le laboratoire privilégié, parce que là-bas tout est prioritaire, tout est à faire et tout est urgent. Tout est lié : la finance est liée à la démocratie, qui est liée aux infrastructures, et tout cela fait partie des besoins essentiels.
Au fond, de quoi avons-nous besoin pour y parvenir ?
R.R : Nous cherchons, dans le livre, à définir les contours d’une diplomatie du vivant car notre intuition, et notre crainte, c’est qu’à moyen ou long terme le climat prenne le pas sur les conflits géopolitiques. Enjeu majeur, le changement climatique se pose avec la même ampleur et représente la même menace pour toutes les puissances. Dans ce contexte, la diplomatie ne peut plus seulement consister à retrouver un état d’équilibre, elle doit permettre le changement : il faut trouver des voies pour que toutes les puissances progressent en même temps. La politique de développement, redéfinie, peut être très puissante dans cette optique ; elle doit revenir au cœur du concert des politiques publiques.
A.M. : En effet, la politique de développement est notre futur à tous, pas seulement celui des pays dits sous-développés. Le développement bien compris est la clé d’invention d’un système international, ou inter-nations, qui permet de rendre la terre habitable pour tous.
R.R : Évidemment, avec la guerre en Ukraine, on pourrait être tenté de penser que tout cela n’a aucun sens, face à l’urgence. Ce serait une erreur. La guerre montre, précisément, qu’il n’y a pas d’autre option que la coopération, sur le long terme. Face à des enjeux globaux, le repli est suicidaire par essence. Nous, nous avons choisi de nous placer du côté de la vie. Ce n’est pas un rêve : cette capacité d’action est en constitution, nous le voyons très fortement à travers notre action à l’AFD. Est-ce que cela va assez vite ? Est-ce que c’est commensurable ? La réponse est évidemment non. C’est pourquoi nous lançons une proposition à travers ce livre : et si on allait plus loin, plus vite, ensemble ?
Dans votre rapport, Achille Mbembe, et dans le livre, vous revenez sur le projet de Maison des mondes africains. En quoi consiste ce projet ?
A.M. : Je défends de longue date un parti pris pour le commun, pour l’en-commun. Cette maison en serait le lieu de cristallisation : une structure pour rendre tout cela visible. Il existe déjà à Paris un écosystème d’institutions intéressantes, du Quai Branly à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, en passant par la future cité dédiée au développement dont rêve Rémy. La Maison des mondes africains va s’inscrire dans ce contexte.
Si elle devait être un symbole, ce serait une sorte de grenier du futur, en référence à ces réserves précieuses où on garde des graines, particulièrement importantes au Sahel par exemple. Concrètement, ce sera un grand lieu de la création culturelle d’origine africaine, le lieu de célébration de la part du génie africain dans la formation de l’universel français. La création y aura sa place sous toutes ses formes, pour témoigner de sa force : de l’entreprise à la littérature, de la littérature à la musique, de la musique à l’astronomie, à la mode… Ce sera un lieu de vie, mais une vie qui ouvre sur un futur partagé.
Finalement, vous voulez combiner la pensée, l’action et tout simplement la vie à travers ce projet ?
R.R : Nous terminons le livre sur cette belle idée de maison commune, de cité, de grenier. Et ce n’est pas une chute, plutôt un élan. J’espère que le livre aidera à comprendre que nos projets respectifs s’additionnent et se combinent en une seule et même ambition.