Interview-Rémy Rioux, Directeur général de l’AFD: « Redécouvrir l’incroyable richesse du concept d’« outre-mer » au service d’une diplomatie du vivant »
vu dans OUTREMERS 360: à l’occasion de son intronisation à l’académie des sciences d’outre mer et de l a parution de « pour un monde en commun » (ed. Actes Sud)
Vous intégrez l’Académie des Sciences d’Outre-mer. Que signifie aujourd’hui cette appellation ? Est-ce que les outre-mer peuvent aussi trouver une place dans ce « monde en commun » dont vous parlez dans votre livre ? Et comment d’ailleurs s’articule l’action de l’AFD dans les outre-mer ?
Rémy Rioux, directeur général de l’Agence Française de Développement : C’est un grand honneur et une fierté pour moi d’être accepté dans cette communauté qui vient de fêter son centenaire et où j’ai été accueilli par mon très respecté prédécesseur Yves Roland-Billecart, le dernier négociateur vivant des Accords d’Evian. Cette académie est l’une des institutions françaises où s’est déposé et sédimenté l’histoire de nos relations avec le reste du monde. Une histoire de curiosité scientifique. Une histoire de domination, aussi. Qui a pris autrefois le nom d’« Outre-mer », pour qualifier les territoires les plus lointains avec lesquels nous avions noué des liens. Ce concept d’« outre-mer », je crois qu’il faut en faire précisément l’histoire et en redécouvrir l’incroyable richesse, multidisciplinaire et au service d’un monde en commun. Le redéfinir aussi sans doute, puisque nous sommes tous au-delà d’une mer et tous en développement.
Quelques semaines après un scrutin majeur qui a révélé un malaise profond des sociétés ultramarines, il faut accorder à ces territoires uniques plus d’attention et d’investissements encore. Ils forment la France des trois océans, un domaine maritime et une biodiversité exceptionnelles. Ils sont les synapses de notre relation avec le Sud et la voie d’accès vers des savoirs très anciens et très modernes, essentiels pour faire face aux grands dérèglements planétaires. Je reviens de Nouvelle-Calédonie et je naviguerai bientôt sur le Marion Dufresne, que l’AFD a financé naguère, entre Mayotte et la Réunion à l’invitation de mes collègues de l’IFREMER*.
Dans votre précédent ouvrage « Réconciliations » publié en 2019, vous proposiez de reconstruire une politique de développement à la hauteur des enjeux du siècle et des objectifs de développement durable et fondée sur de nouvelles relations entre égaux. Ce nouvel ouvrage » Pour un monde commun » écrit avec l’historien -chercheur africain Achille Mbembe en est-il le prolongement ?
Avec Achille Mbembé, nous voulons contribuer à placer l’action de développement et la coopération internationale dans le concert des politiques publiques, comme une composante précieuse de notre action dans le monde. Dans un contexte de fracturation et de « brutalisme » qui se généralise et fragmente nos sociétés, il est essentiel de mobiliser des forces de réconciliation au service d’une « diplomatie du vivant » et pour notre agenda de long terme, le climat, la biodiversité, la santé, la qualité de notre alimentation et la réduction des inégalités par le renforcement du lien social.
L’ambition est de constituer une capacité d’investissement solidaire renforcée, pour lier positivement l’Europe et la France avec le reste du monde. Cette capacité internationale a longtemps été appelée « aide publique au développement », politique dont les principes et les normes ont été fixés dans les années 1960 pour accompagner la Décolonisation. Mais cette politique a vieilli, au point de paraître parfois comme accessoire ou résiduelle. Il faut la redéfinir et la renforcer, comme vient de le faire la loi de programmation sur le développement solidaire et la lutte contre les inégalités mondiales, votée à l’unanimité du Parlement le 4 août 2021.
Vous êtes depuis 2016, directeur général de l’Agence Française de Développement (AFD). Qu’y a-t-il de commun entre un grand commis de l’Etat chargé de la politique financière de la France à l’international et un intellectuel africain, critique de la post-colonie et des rapports de domination nés de l’histoire coloniale ? Est-ce votre formation d’historien à tous les deux qui vous relie ?
Notre formation commune en histoire – c’est-à-dire notre attention au temps long et aux soins à apporter aux blessures anciennes –, et notre passion pour le continent africain nous ont rapproché et nous lient aujourd’hui. Achille Mbembé est un intellectuel très renommé, critique de la post colonie et exigeant vis-à-vis de la France comme de l’Afrique. Il est le penseur de l’Afrique-Monde aussi, intensément écouté et connecté, depuis l’Afrique du Sud où il travaille, à la pensée la plus nouvelle, celle qui émerge et se mesure au défi immense de la transition juste. Nous avons senti tous les deux la nécessité de prendre la parole pour appeler à un renouvellement et à une remise en cohérence de l’action avec la réflexion. Nous souhaitons contribuer à ouvrir et à construire un espace nouveau. En tant que directeur général de l’AFD, je cherche à définir plus clairement le sens de notre action. Et Achille Mbembé est passé à l’action, en formulant de nombreuses propositions, en cours de mise en œuvre, dans un rapport remis à la veille du Nouveau Sommet Afrique-France le 8 octobre dernier à Montpellier. Vous voyez, finalement nous nous sommes rejoints !
Dans votre ouvrage, vous préconisez de « décoloniser le décolonisateur ». Ne s’agit-il pas d’un vœu pieu sachant que la période n’est pas à la repentance alors que ces problématiques de mémoire et d’histoire sont de plus en plus présents au sein des sociétés ultramarines par exemple ? Comment abordez-vous ces enjeux dans votre ouvrage ?
Je crois qu’il nous faut poursuivre un travail patient et opiniâtre de vérité et de réconciliation avec tous ceux qui s’interrogent sur leurs liens avec notre pays et avec l’Europe. Cela passe d’abord par l’établissement des faits et les travaux des historiens. De telle sorte que nos relations puissent ensuite prendre une autre forme et qu’un projet commun puisse émerger. C’est le cas avec le Rwanda, où je suis allé inauguré tout récemment la réouverture de l’agence de l’AFD à Kigali, après la visite du Président Macron en mai 2021 qu’avait précédé le rapport de la commission présidée par Vincent Duclert et ma visite en juin 2019. J’espère que cette méthode sera utilisée ailleurs, avec l’Algérie en particulier, mais aussi peut-être outre-mer. Il ne s’agit pas de demander pardon et on n’en parle plus ! Il s’agit au contraire de réexplorer notre passé pour ouvrir un avenir, meilleur pour tous. L’Agence que je dirige joue et jouera, je crois, un rôle utile dans ces processus.
Dans le contexte géopolitique que nous connaissons actuellement avec l’arrivée de nouveaux acteurs économiques comme l’Inde, la Turquie, la Chine ou la Russie, privilégier la « diplomatie du vivant » comme vous l’appelez de vos vœux, cela se traduit comment ?
La formule « diplomatie du vivant » contient plusieurs idées. Une évidence, d’abord, depuis le grand succès de la diplomatie française lors de la COP21 sur le climat en 2015 : il faut élargir l’action internationale à bien d’autres sujets que la guerre et la paix, en particulier le climat, la biodiversité et la lutte contre les inégalités. On voit d’ailleurs que la guerre en Ukraine, crise géopolitique classique à première vue, a des conséquences immédiates et des liens complexes avec les questions de transition énergétique, de sécurité alimentaire ou de migrations.
La « diplomatie du vivant », c’est aussi l’espoir que nous parvenions à redéfinir et à renforcer le multilatéralisme, c’est-à-dire notre capacité collective non pas seulement à rétablir des équilibres perdus entre les puissances mais bien à faire progresser ensemble toutes les puissances vers les objectifs de développement durable et la transition juste. Pour y parvenir, une « diplomatie du vivant » doit dépasser la distinction entre le global et le local – et s’agissant de mon domaine, entre les biens communs et la lutte contre la pauvreté – et contribuer à réaccorder les forces de chacun de nos territoires avec l’agenda international. Aucune naïveté ici. Le retour de la guerre rend plus difficile encore l’émergence de cette diplomatie nouvelle. Mais il le rend plus nécessaire aussi. Comme l’a dit Emmanuel Macron, à Strasbourg le 9 mai dernier, la guerre ne doit pas détourner l’Europe de son projet de long terme, celui du Green Deal et du Global Gateway. La réaction très collective de tous les Européens dans la crise COVID19 puis face à la crise ukrainienne, ainsi que des initiatives globales comme le mouvement Finance en Commun rassemblant toutes les banques publiques de développement du monde, nous rendent optimistes et déterminés.