Le chat, ce fléau redoutable pour la biodiversité des îles
Par Eva Proust le 03.07.2022 à 08h00 Sciences et Avenir
De l’Australie aux Antilles en passant par l’île bretonne de Molène, la prolifération des chats, dont beaucoup sont retournés à l’état sauvage, entrave la survie de la faune insulaire. Une prédation qui fait peser un risque immense sur les espèces rares ou menacées d’extinction.
Le chat haret est un prédateur redoutable pour la petite faune, en particulier les oiseaux.A.J. CASSAIGNE / PHOTONONSTOP / PHOTONONSTOP VIA AFP
Ne pas se fier à l’air pataud et paisible de votre chat lorsqu’il passe ses 12 à 16 heures de sommeil quotidien sur votre canapé. Plusieurs études ont conclu que notre félin préféré est un superprédateur : rongeurs, oiseaux, reptiles, insectes, tout ce qui passe à sa portée est une proie potentielle. Si les chats domestiques causent des dégâts relativement limités – environ 30 proies par an – du fait de leur territoire restreint et du nourrissage par leur propriétaire, ceux qui retournent à l’état sauvage entraînent parfois de gros dégâts. Dits « chats harets », ces chats qui se nourrissent exclusivement dans la nature peuvent capturer plus de 1.000 proies par an. Sur les îles, le risque qu’ils font peser sur une biodiversité souvent fragile et endémique peut parfois être irréversible.
Au 18e et 19e siècles, le chat a été introduit par des colons européens sur des îles du monde entier. Même sur une île aussi immense que l’Australie, il a suffi de 200 ans de sa présence pour qu’il figure sur la liste noire des espèces invasives : les chats harets tueraient chaque année 350 millions d’oiseaux et 600 millions de reptiles. Une récente étude, publiée sur Scientific Reports le 16 juin 2022, a montré que la prédation du chat haret était un réel danger pour des espèces comme le dunnart de l’île Kangourou, un marsupial endémique de cette île du sud de l’Australie.
Menace sur les dunnarts de l’île Kangourou
Avec ses 4.400 km2, l’île Kangourou est la troisième plus grande île d’Australie. Parmi les espèces qu’elle abrite, le dunnart (Sminthopsis aitkeni), un petit marsupial insectivore, est classé en danger critique d’extinction, à cause de sa faible population sur une aire de répartition très restreinte. Pour estimer la proportion de dunnarts chassés par les chats harets, les zoologues ont posé des pièges juste après le passage d’un feu de brousse entre 2019 et 2020, qui a consumé un tiers de l’île dont 98 % de l’habitat du dunnart. « Le feu a tendance à concentrer les prédateurs et leurs proies dans des « oasis » épargnées pas les flammes« , explique Louis Lignereux, chercheur à l’école des sciences animales et vétérinaires de l’université d’Adélaïde (Australie). « Nous ignorons si les dunnarts ont été poussés vers ces zones refuges ou s’ils y étaient avant l’incendie, mais ce sont de petits mammifères à peine plus gros que des souris, que j’imagine moins capables de se déplacer sur de grandes distances.”
Ils ont analysé le contenu du tube digestif de 86 chats harets, capturés et euthanasiés en 2020 dans le cadre du contrôle des espèces nuisibles par la loi australienne. Les résultats ont dévoilé les restes 263 proies différentes, dont une majorité de petits mammifères, des oiseaux, des reptiles et des arthropodes. Les restes de 8 dunnarts ont été retrouvés chez 7 chats, soit 8 % de l’échantillon prélevé. Vu la rareté de l’animal, c’est un taux important et cela confirme pour la première fois que les chats consomment des dunnarts. Aussi, des restes de bandicoot brun du sud (Isoodon obesulus), une autre espèce menacée, ont été découverts dans l’alimentation des chats alors que les chercheurs le croyaient protégé sur l’île, hors du porté du renard roux continental. « En ce point, l’île Kangourou comporte de nombreuses espèces chassées par le chat, qui n’est pas en compétition avec le renard roux, absent sur l’île« , poursuit Louis Lignereux.
Les chercheurs ont calculé que le nombre de chats vivant sur l’île avait atteint une abondance relative plus élevée que sur le continent. Une situation qui pourrait pousser les autorités à adopter des mesures contre sa prolifération. « Une étude de 2020 estime qu’il y a entre 660 et 1.600 chats harets sur l’île Kangourou, précise Louis Lignereux. Pour l’instant, le plus grand plan de contrôle se déroule sur la péninsule de Dudley, à l’est de l’île. Les autorités voudraient voir disparaître les chats harets pour 2030, mais c’est ambitieux. Cela nécessite un effort coordonné et l’aval des résidents, même si, dans l’ensemble, la population locale supporte ce programme. La faune native est vraiment considérée comme un atout qu’il faut préserver.”
La prédation du dunnart de l’île Kangourou (Australie) par le chat haret menace de disparition ce marsupial endémique. © Patrick Hodgens & all / Scientific Reports
Sur l’île Molène, les océanites tempêtes prises pour cible
Parmi les îles bretonnes de la mer d’Iroise, Molène paraît la plus exposée à ce phénomène. Etendue sur 72 hectares, elle concentre 75 % des effectifs nationaux d’océanites tempêtes (Hydrobates pelagicus), une espèce protégée qui est aussi le plus petit oiseau marin d’Europe. En 2013 et 2015, plus de 300 individus auraient été tués de la griffe des chats harets. Une observation publiée sur la revue de la Ligue de protection des oiseaux Ornithos en 2018 remarquait des traces de prédation sur les océanites tempêtes dès 2007, suscitant de premières mesures de limitation de la présence des chats.
En 2011, la municipalité de Molène avait commencé un programme de régulation en coopération avec le Parc naturel marin d’Iroise : les 160 résidents annuels avaient reçu un courrier de sensibilisation à la faune de leur île, les enjoignant à identifier et stériliser leur chat pour limiter leur prolifération. A cause d’une recrudescence de la prédation, avec une moyenne de 300 cadavres identifiés chaque année, la municipalité a autorisé la pose de cages à capture. Des vétérinaires ont été mandatés pour capturer les chats harets ou sans propriétaires pour les stériliser ou les envoyer à l’adoption sur le continent. Les associations de protection de la faune en appellent à la responsabilité des propriétaires de chat de faire stériliser leur animal. Au moment de l’étude, entre 80 et 100 chats, domestiques pour la majorité, avaient été répertoriés sur l’île.
L’océanite tempête niche à même le sol, entre les rochers, ce qui fait d’elle une proie facile pour les chats. © Jean-Louis Le Moigne / BIOSPHOTO / BIOSPHOTO VIA AFP
D’autres îles de France métropolitaine sont concernées, comme Port-Cros et Porquerolles au large de la ville de Toulon. Les chats harets y chassent par exemple le Puffin de Méditerranée (Puffinus yelkouan), un oiseau marin classé comme vulnérable qui niche lui aussi au sol, dans les cavités rocheuses. Des opérations d’identification et de stérilisation des chats ont également commencé début 2022 sur les îles bretonnes de Sein et d’Ouessant, qui pourraient subir des phénomènes similaires.
Des dizaines d’îles concernées
Dans la majorité des cas, la faune des îles s’est développée de manière isolée durant des milliers d’années, sans bouleversement majeur de la chaîne alimentaire. En l’absence de prédateurs, les espèces insulaires n’ont pas acquis de réflexes de fuite ni de comportements d’évitement : beaucoup n’ont pas résisté à l’introduction de prédateurs où à la dénaturation de leur habitat. Certains oiseaux ayant pris l’habitude de nicher à terre ont par exemple perdu leur capacité à voler, notamment en Nouvelle-Zélande, où l’arrivée du chat fut catastrophique : le xénique de Stephens (Xenicus lyalli), un petit passereau incapable de voler, s’est éteint en moins de dix ans après l’arrivée des Européens sur l’île Stephens. Aujourd’hui, l’emblématique kiwi de Nouvelle-Zélande, qui ne vole pas, est aussi menacé par le chat haret. Une petite localité avait d’ailleurs suggéré, en 2018, d’interdire aux habitants de posséder un chat pour protéger la faune d’une réserve environnante.
Le schéma est semblable sur beaucoup d’îles. En Nouvelle-Calédonie, le chat haret chasse les lézards, les geckos et les chauves-souris roussettes. A la Réunion, ce sont deux oiseaux, le pétrel de Barau et le tuit-tuit, qui sont menacés d’extinction. En Guadeloupe et en Martinique, le chat s’attaque à l’iguane des petites Antilles. Sur l’archipel des Seychelles, qui compte une des plus grandes diversités d’oiseaux et de lézards au monde, les chats sont l’ennemi numéro un et plusieurs mesures d’éradications totales ont été envisagées sur certaines îles. Sur les îles subantarctiques des Kerguelen et de l’archipel Crozet, le chat haret tuerait chaque année plus d’un million d’oiseaux, dont beaucoup de jeunes albatros : en 1976, une étude attestait que les chats étaient responsables de l’extinction d’une dizaine d’espèces d’oiseaux marins. Sur l’île de Guam, dans la mer des Philippines, la réintroduction du râle de Guam, un oiseau éteint à l’état sauvage, est rendue impossible par le trop grand nombre de chats harets. Une étude de 2004 parue sur Conservation Biology rapportait que les chats avaient été éradiqués de 48 îles à travers le monde, depuis les premières décisions de restaurer leur faune originelle. Elles ont eu lieu majoritairement au Mexique, en Nouvelle-Zélande, dans le Pacifique, les Seychelles ou encore les Caraïbes.
Toutefois, l’éradication des chats est une décision de dernier recours, souvent jugée cruelle, qui doit passer par l’aval des autorités locales et des résidents. En 2020, trois députés français avaient déposé un amendement pour classer le chat dans la catégorie des animaux « nuisibles ». Il avait été jugé irrecevable par l’Assemblée nationale. Pour éviter d’aller vers de telles extrémités, la question de la limitation du nombre de chats dans ces écosystèmes fragiles doit se poser, passant par la responsabilisation des propriétaires d’animaux.