De grands détaillants complices du pillage du krill dans l’Antarctique
Une enquête alerte sur la nécessité d’une action immédiate Londres, 11 août 2022 Un nouveau rapport d’enquête (1) de la fondation Changing Markets montre que les grands détaillants vendent régulièrement des compléments alimentaires et du poisson d’aquaculture produits à partir de krill de l’Antarctique, un minuscule crustacé essentiel à la bonne santé de la planète, qui contribue notamment à ralentir le changement climatique en retirant chaque année de l’atmosphère l’équivalent des émissions de 35 millions de voitures (2). Le rapport intitulé « Krill, baby, krill: The corporations profiting from plundering Antarctica » (« Krill, baby, krill : les sociétés profitant du pillage de l’Antarctique ») révèle le nom des grandes entreprises qui bénéficient de cette industrie, examine leurs prétentions en matière de durabilité et présente pour la première fois un tableau complet de leurs principales chaînes d’approvisionnement. « Les vagues de chaleur et les sécheresses que nous avons connues cet été sont un puissant rappel de l’imminence de la crise climatique. Le krill n’est pas seulement un incroyable animal du fait de son rôle dans l’antarctique ; il contribue également à combattre le changement climatique. En continuant à vendre du saumon élevé au krill et des compléments alimentaires coûteux à base d’huile de krill, de grands supermarchés se font les complices de l’épuisement de la principale source de nourriture des baleines, des phoques et des manchots, alors que ces animaux sont déjà soumis à une pression extrême en raison du réchauffement climatique », explique Sophie Nodzenski, Senior Campaigner à Changing Markets Foudation. Le rapport montre que les compléments alimentaires à base d’huile de krill sont vendus par 68 % des 50 plus grands détaillants mondiaux. Ces produits étaient vendus par 88 % des 17 détaillants nord-américains, 75 % des 8 détaillants asiatiques et pratiquement la moitié des 21 détaillants européens examinés dans le cadre de l’enquête. De plus, les produits à base de saumon élevé au krill sont couramment vendus par 16 grandes chaînes de supermarchés dans quatre pays européens : Auchan, Carrefour, Intermarché et Leclerc (France) ; Carrefour, Dia, Lidl et Mercadona (Espagne) ; Aldi Nord, Edeka, Kaufland et Lidl (Allemagne) ; et Asda, Marks & Spencer, Sainsbury’s et Tesco (Royaume-Uni). Des liens ont pu être établis entre ces détaillants et une alimentation animale à base de krill (provenant de l’entreprise norvégienne Aker BioMarine) à travers leurs chaînes d’approvisionnement en saumon. Aucun n’avait adopté de politiques excluant l’utilisation du krill dans l’alimentation des saumons utilisés pour les produits de leur propre marque. Les scientifiques nous alertent que l’écosystème de l’Antarctique est déjà en train de devenir instable du fait de la rapide accélération du réchauffement mondial. Dans son dernier rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a mis en doute la durabilité de l’exploitation du krill et la viabilité des chaînes d’approvisionnement, et il a conseillé aux producteurs d’avoir recours à des solutions alternatives (3). La santé de cet écosystème vulnérable repose sur le krill qui sert de nourriture à une multitude d’espèces. Pourtant, bien des zones de pêche au krill chevauchent des aires d’alimentation essentielles pour ces espèces, ce qui pousse les scientifiques à recommander l’arrêt de la pêche au krill dans les zones clés afin de compenser les effets négatifs du changement climatique sur les populations de manchots (4). L’enquête souligne que l’industrie de la pêche au krill est concentrée entre les mains d’un petit nombre d’entreprises, dont la compagnie norvégienne Aker Biomarine qui est responsable d’environ deux tiers du total des captures. Le rapport révèle une série de tactiques industrielles pour camoufler leurs impacts néfastes, par exemple en utilisant une technique de greenwashing bien connue, en faisant croire aux consommateurs que leur produit sont durables. L’industrie pousse aussi jusqu’à affirmer que la limite de captures actuelle est prudente puisqu’elle ne représente « que 1 % de la biomasse de krill », mais ne reflète pas son impact sur l’écosystème vulnérable de l’Antarctique, en particulier dans un contexte d’accélération du changement climatique. Cette illusion de durabilité est renforcée par le Marine Stewardship Council (MSC) qui certifie les produits à base de krill comme durables, malgré les objections constantes des ONGs et scientifiques. Les acteurs de l’industrie ont dû légitimer l’existence des produits à base de krill par des recherches et des études réalisées pour promouvoir leurs bienfaits et ainsi justifier leur prix élevé. Or, à ce jour, la plupart de ces études – souvent initiées par l’industrie elle-même – ont donné des résultats mitigés. Pourtant, l’industrie n’abandonne pas elle tente toujours désespérément de créer de nouveaux produits et marchés, tels que les aliments pour animaux de compagnie, pour soutenir leurs activités non rentables. En raison des échecs répétés de la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) à réglementer correctement l’industrie de la pêche au krill par le renforcement des mesures de protection environnementale et la création d’aires marines protégées, la fondation Changing Markets appelle à un moratoire immédiat sur la pêche au krill dans l’Antarctique. Elle invite aussi les détaillants, les producteurs d’aliments pour animaux et les fermes piscicoles à éliminer progressivement la capture de poissons sauvages, dont le krill, au service de l’aquaculture. Elle recommande aux consommateurs de ne plus utiliser de compléments alimentaires à base d’huile de krill et de demander aux supermarchés d’éliminer progressivement l’utilisation du krill dans les produits de la mer d’élevage. « En pleine crise du climat et de la biodiversité, il est insensé de permettre à cette industrie intrinsèquement destructrice de profiter du pillage de l’Antarctique, et encore moins de la certifier comme durable. Il est temps de dénoncer cette industrie et d’inciter les fournisseurs et les détaillants à cesser de vendre des produits à base de krill« , a déclaré Claire Nouvian, Fondatrice de l’Association BLOOM. Le lancement de ce rapport coïncide avec la toute première Journée mondiale du krill, une journée destinée à célébrer cette espèce importante et à nous sensibiliser du rôle clé qu’elle joue dans l’écosystème antarctique. Notes aux responsables de publications Lien pour accéder au rapport : https://changingmarkets.org/portfolio/fishing-the-feed/Le krill peut retirer jusqu’à 23 millions de tonnes de carbone de l’atmosphère terrestre chaque année en le transportant de la surface vers les fonds marins. Pew Charitable Trusts, https://www.pewtrusts.org/en/research-and-analysis/articles/2019/10/18/tiny-antarctic-krill-play-big-role-in-climate-mitigationGIEC 2022 GT IIKlein et al. (2018), https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0191011#pone-0191011-g001 A LIRE AUSSI DANS LA CROIX: Le plancton des régions polaires et tempérées risque de disparaître Les faits La mission Tara Océans publie des résultats fondamentaux pour l’avenir du climat.Lié à la température de l’eau, le plancton des eaux tempérées et polaires, moins diversifié que celui des eaux tropicales, risque à terme de disparaître, ce qui devrait avoir un effet néfaste sur la pêche. Denis Sergent, le 15/11/2019 Le plancton joue un rôle fondamental dans l’océan puisqu’il est à la base de toute la chaîne alimentaire Au terme de cinq ans de quadrillage des mers du monde par le voilier scientifique Tara et de prélèvements d’échantillons de plancton, des biologistes marins (1) viennent de publier leurs résultats dans trois revues scientifiques (2). « Nos résultats montrent clairement que la diversité planctonique, en nombre d’individus comme en variété d’espèces, est plus importante autour de l’équateur et diminue vers les pôles », explique Lucie Zinger, professeure à l’ENS qui a, avec son équipe, travaillé à partir de 189 stations d’échantillonnage pour cartographier et quantifier les principaux groupes planctoniques. Une partie du plancton en voie de disparition Alors que Lucie Zinger permet ainsi de dresser une carte d’identité des planctons, parallèlement, une autre équipe de chercheurs, menée par Shinichi Sunagawa, professeur à l’ETH de Zurich, a étudié leur mode de fonctionnement : « Les mécanismes influençant l’adaptation à de nouvelles conditions environnementales, sont très différents près de l’équateur et aux pôles. » Pourvu d’un grand nombre de gènes, pouvant être activés ou désactivés selon l’environnement, le plancton tropical est plus « adaptable », et va donc continuer à prospérer. En revanche, disposant d’un plus petit patrimoine génétique et ne pouvant donc moduler leur métabolisme, les planctons tempérés et polaires, qui occupent une « niche écologique », pourraient disparaître. La température, facteur clé de la répartition et de l’activité microbienne Ainsi, la diversité et l’activité microbienne sont les mêmes entre l’équateur et 40° de latitude nord (ligne Lisbonne-New York) ou sud (ligne Cap de Bonne Espérance-Rio de la Plata). Puis elles changent jusqu’à environ 60° de latitude nord (ligne Oslo-Baie d’Hudson) ou sud (tout autour de l’Antarctique). À lire aussi Plancton, aux origines du vivant Ces deux limites écologiques correspondent à des changements physico-chimiques précis dans les eaux de surface, principalement une baisse significative de la température. « La température semble être le principal facteur expliquant ces tendances, la disponibilité des ressources venant en seconde position », résume Chris Bowler, biologiste (CNRS-ENS-université Paris sciences lettres). Le risque d’un effet négatif sur la pêche Fort de ces nouvelles données, Lucie Zinger et Laurent Bopp, océanographe à l’ENS, prédisent l’évolution possible de cette biodiversité planctonique. « Comme les températures océaniques vont aller en s’élevant, elles sont susceptibles d’engendrer une « tropicalisation » des régions océaniques tempérées et polaires, ce qui pourrait conduire à une plus grande diversité d’espèces planctoniques. » Ce qui, à terme, risque d’aggraver les actions du réchauffement climatique. En effet, actuellement, les eaux tempérées et polaires jouent trois rôles cruciaux : elles piègent le carbone atmosphérique, ce sont des zones de pêche très actives faisant vivre des millions de personnes, et elles hébergent les principales « aires marines protégées ». Par conséquent,la tropicalisation des régions tempérées et polaires pourrait engendrer de graves conséquences environnementales et économiques à l’échelle mondiale, notamment exerçant un effet néfaste sur les poissons et donc sur la pêche. Toutefois, les chercheurs insistent pour dire que cette prédiction doit encore être affinée et validée. (1) CNRS, CEA, universités parisiennes et l’European molecular biology laboratory d’Heidelberg (2) les trois articles ont été publiés le 14 novembre dans les revues Cell et One Earth. |