recherches et environnement (suite):Pourquoi détruit-on la planète ? Les dangers des explications pseudo-neuroscientifiques
Des chercheurs en neurosciences et sociologie mettent en garde contre la thèse, qu’ils jugent scientifiquement infondée, selon laquelle une de nos structures cérébrales nous conditionnerait à surconsommer.Tribune publiée le 07 juillet 2022 dans le monde et sujet phare du colloque du 29 sept
Selon Thierry Ripoll et Sébastien Bohler, les ravages écologiques liés à la surconsommation des ressources planétaires seraient dus aux comportements individuels déterminés par notre cerveau. Une structure, le striatum, piloterait par l’intermédiaire d’une molécule neurochimique, la dopamine, le désir de toujours plus, sans autolimitation, indiquaient-ils récemment dans un entretien au Monde.
Cette thèse a des conséquences politiques : notre programmation biologique conditionnerait les organisations socio-économiques possibles. Le modèle de croissance économique serait le seul compatible avec le fonctionnement cérébral humain. Cela disqualifie les projets politiques de décroissance ou de stabilité basés sur la délibération démocratique. Conséquences possibles : changer notre nature comme défendu par les transhumanistes, ou contraindre à consommer moins de façon autoritaire.
Cette thèse, qui n’a pas fait l’objet d’une expertise contradictoire, est sans fondement scientifique. Elle repose sur un mésusage des neurosciences, une lecture psycho-évolutionniste dévoyée et une méconnaissance des sciences humaines et sociales. Nous soulignons ici les inepties en neurosciences (les autres faiblesses scientifiques sont décrites dans une version plus longue de cette tribune).
Tout d’abord, le striatum ne produit pas de dopamine (il la reçoit), et la dopamine n’est pas l’« hormone du plaisir », ce que reconnut dès 1997 Roy Wise, auteur de cette hypothèse dans les années 1970. L’absence de « fonction stop » du striatum, pour lequel il faudrait toujours « augmenter les doses », est une invention de Sébastien Bohler (reprise sans recul par Ripoll) en contresens avec les études scientifiques. Plus largement, la vision localisationniste du XIXe siècle consistant à rattacher une fonction psychologique (le plaisir, le désir, l’ingéniosité) à une structure cérébrale est totalement obsolète. Le fonctionnement d’une aire cérébrale est donc rarement transposable en termes psychologiques, a fortiori sociologiques.
Rien ne justifie non plus une opposition entre une partie de cerveau « récente » (et rationnelle) et une autre « archaïque » (et émotionnelle, donc responsable de nos désirs). Le striatum, le système dopaminergique et le cortex frontal, régions du cerveau présentes chez tous les mammifères, ont évolué de concert. Chez les primates, dont les humains, le cortex préfrontal a connu un développement et une complexification sans équivalent. Mais cette évolution correspond aussi à l’accroissement de liens avec le reste du cerveau, dont le système dopaminergique et le striatum, qui se sont également complexifiés. Le striatum archaïque est donc un neuromythe.
Un neuromythe
Les données neuroscientifiques ne défendent pas un déterminisme des comportements humains par le striatum ou la dopamine. Les recherches montrent certaines relations entre des éléments de comportement isolés dans des conditions expérimentales simplifiées et contrôlées, chez l’humain ou d’autres animaux, et des mesures d’activité dans des circuits neuronaux, impliquant entre autres le striatum, la dopamine ou le cortex préfrontal. Le striatum autocrate, dont nous serions l’esclave, est donc aussi un neuromythe.
Il peut sembler légitime d’interroger si le fonctionnement du cerveau a, au côté de multiples déterminismes sociohistoriques, une part de responsabilité dans l’état de la planète. Mais la question est mal posée, l’activité de « milliards de striatums » et les phénomènes socio-économiques ne constituant pas le même niveau d’analyse. Bohler et Ripoll ne proposent d’ailleurs pas d’explications au niveau cérébral, mais cherchent à légitimer une explication psychologique prétendument universelle (l’absence d’autolimitation) par la biologie.Lire aussi : Article réservé à nos abonnés « Ramener la crise environnementale à notre cerveau, c’est déguiser de l’idéologie politique en vulgarisation scientifique »
Leurs réflexions s’inscrivent donc dans une filiation ancienne qui cherche une explication simpliste aux comportements humains dans un déterminisme biologique, appelée « naturalisation » des comportements. Un discours longtemps à la mode (et encore présent dans la psychologie populaire) invoquait le « cerveau reptilien » à l’origine de comportements archaïques et inadaptés, alors que cette pseudo-théorie proposée dans les années 1960 a été invalidée dès son origine (Le Cerveau reptilien,de Sébastien Lemerle, CNRS Editions, 2021). Le striatum, la dopamine, le « système de récompense » ou le « cerveau rapide et le cerveau lent » ne sont que des variations sur ce thème.Lire aussi : Article réservé à nos abonnés « Le Cerveau reptilien », un livre sur un concept coriace et erroné
Loin d’être subversive, cette focalisation sur des déterminismes individuels substitue la panique morale à la réflexion politique et ne peut mener, puisque nous serions « déterminés », qu’à l’impuissance en déresponsabilisant les individus (« Nature humaine. L’être humain est-il écocidaire par nature ? », de Jean-Michel Hupé et Vanessa Lea, Greenwashing, ouvrage collectif, Seuil, 256 pages, 19 euros) ou à l’autoritarisme, solution évoquée par ces deux auteurs que nous estimons fourvoyés, sans préjuger de leur bonne foi. Nous nous insurgeons contre cette usurpation des neurosciences concernant des enjeux écologiques aussi graves, et nous nous inquiétons de leur popularité grandissante – la thèse du « bug humain » est par exemple reprise par Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici dans Le Monde sans fin (Dargaud, 2021).
Etienne Coutureau, chercheur CNRS en neurosciences, Bordeaux ; Jean-Michel Hupé, chercheur CNRS en neurosciences et en écologie politique, Toulouse ; Sébastien Lemerle, enseignant-chercheur en sociologie, Paris-Nanterre ; Jérémie Naudé, chercheur CNRS en neurosciences, Montpellier ; Emmanuel Procyk,chercheur CNRS en neurosciences, Lyon.