la Méditerranée: des enjeux stratégiques à ne pas négliger
( UN rapport sénatorial (ci dessous) sort au moment où La Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES) organisait les mardi 27 et mercredi 28 septembre 2022, au palais Neptune de Toulon, la première édition de son nouveau grand rendez-vous géopolitique annuel, les Rencontres stratégiques de la Méditerranée (RSMed). A 10h30, les trois premières tables-rondes, animées par de nombreux experts, hauts-gradés et représentants industriels, ont permis d’aborder des thématiques d’une actualité marquante : la guerre en Ukraine, l’évolution contemporaine du spatial (cloud et cyber), et les enjeux de défense liés à l’énergie, au climat et à l’environnement. voir: https://www.athena21.org )
Le rapport sénatorial de Mmes Catherine Dumas et Isabelle Raimond-Pavero : LA FRANCE FACE AU JEU DES PUISSANCES EN MEDITERRANEE .
Le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022 a contribué à la dégradation de l’environnement stratégique en Méditerranée. L’application de sanctions économiques contre la Russie n’a fait l’objet d’un consensus qu’entre les pays de la rive nord du bassin méditerranéen. La Turquie, malgré son refus d’appliquer ces sanctions, a consolidé sa place dans l’Alliance atlantique en jouant un rôle de médiateur dans la conclusion en juillet 2022 d’un accord russo-ukrainien pour permettre l’exportation de céréales ukrainiennes. Espace critique situé à l’interface entre trois continents, la Méditerranée est soumise à des tensions croissantes. Le réarmement soutenu de la majorité des pays du pourtour méditerranéen, qui coïncide avec le déploiement de stratégies hybrides mises au service d’un révisionnisme remettant en cause les frontières terrestres et maritimes en Méditerranée orientale, nourrit un phénomène de militarisation des relations internationales. Cela expose cette région à un risque préoccupant d’escalade militaire. Pour assurer la stabilité de cet espace essentiel situé dans son voisinage immédiat, la France a un rôle à jouer aux côtés de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique pour renforcer sa résilience et décourager les remises en cause du droit international.
1. LA MEDITERRANEE EST UN ESPACE DE TENSIONS
A. UN ESPACE STRATEGIQUE
1. Les flux de marchandises et d’énergie La stabilité du bassin méditerranéen est essentielle au regard de son importance dans le transport maritime international, sur lequel la mondialisation des échanges commerciaux repose depuis les années 1950. Avec 25 M d’équivalents vingt pieds (EVP) de marchandises par an, la Méditerranée est une des voies maritimes les plus structurantes du commerce international. Le canal de Suez concentre le passage de plus de 18 000 navires par an. : La situation stratégique de la Méditerranée en fait également une voie majeure d’approvisionnement énergétique pour les pays européens, dont l’importance pourrait croître dans le cadre de leur stratégie de diversification de leurs fournisseurs d’énergie suite au déclenchement de la guerre en Ukraine.
2. Les flux d’information Du fait de sa compacité et de la croissance rapide des échanges d’information entre l’Europe et l’Asie, la Méditerranée concentre un réseau très dense de câbles sous-marins de communication qui véhiculent, à l’échelle mondiale, 98% des flux internationaux de données. Si la présence de câbles sous-marins de communication en Méditerranée constitue un atout économique pour les armateurs français spécialisés dans la pose et l’entretien de ces câbles, elle constitue également une vulnérabilité en cas d’attaque contre cette infrastructure. L’endommagement du câble « Sea-Me-We 4 » au large de l’Algérie en 2015 avait eu des répercussions sur la qualité de son réseau de communication. Alors que 20% des problèmes recensés sur les câbles sous-marins sont d’origine inconnue, le risque d’attaque hybride dirigée contre cette infrastructure critique justifie d’apporter à leur surveillance une attention particulière, spécifiquement en Méditerranée où le maillage des câbles est très dense.
3. Les flux humains La façade méditerranéenne constitue le principal point de passage pour les franchissements irréguliers de frontières de l’Union européenne. Ces migrations irrégulières, qui ont connu une hausse annuelle de plus de 50% et qui s’établissent à 200 000 unités en 2021, empruntent la voie maritime à hauteur de 56%. En dépit de l’investissement renforcé de l’agence Frontex qui mène actuellement quatre opérations en Méditerranée, l’Union européenne reste exposée à un risque d’instrumentalisation des migrations à des fins politiques en Méditerranée, à l’image de l’épisode de tension observé au mois de février 2020 durant lequel les autorités turques avait laissé 15 000 migrants s’acheminer vers les frontières de l’Union européenne.
Parallèlement, le développement de nouvelles routes irrégulières aux marges de l’espace méditerranéen, à l’image de la route terrestre de Chypre, appelle une réponse solidaire et déterminée de l’ensemble des pays de l’Union pour lutter contre les réseaux criminels de trafics de migrants. 25% des flux du commerce mondial transitent par la Méditerranée , 56% des franchissements irréguliers de frontières dans l’Union européenne se font par voie maritime , 98% des flux de données internationaux transitent par des câbles sous-marin
B. UN ESPACE FRAGILE
1. Le risque sécuritaire
Depuis la fin de l’intervention de l’OTAN Unified Protector en octobre 2011, la Libye a connu plus d’une décennie de déstabilisation profonde sur le plan sécuritaire sans qu’une solution politique durable et concertée ne semble en mesure d’être mise en œuvre à moyen terme pour répondre à l’état de faillite de l’État libyen. Le report de l’élection présidentielle prévue en décembre 2021 et la fragilité du cessez-le-feu conclu2 en octobre 2020 nourrissent une perspective d’instabilité durable pour les 1,7 M de km du territoire libyen. La faillite des autorités publiques y engendre des risques majeurs sur les plans humanitaire et sécuritaire. Le territoire libyen est devenu une plaque tournante du djihadisme où le nombre d’armes en circulation est trois fois supérieur au nombre d’habitants.
En matière de sécurité, le bassin méditerranéen est également fragilisé par la persistance d’un risque djihadiste présent non seulement dans les pays de la rive nord du bassin, en lien notamment avec la question des retours des familles des terroristes partis au Levant, mais également dans les pays de la rive sud de la Méditerranée qui constitue l’un des nouveaux fronts du djihad international.
2. Le risque socio-économique
Depuis le déclenchement en 2011 des révoltes sociales du « printemps arabe », plusieurs pays d’Afrique du Nord ont connu une décennie de stagnation voire de régression économique à l’image de la Tunisie dont le produit intérieur brut (PIB) est passé de 48Md$ à 47Md$ entre 2011 et 2021.
Cette stagnation économique, qui s’explique par plusieurs facteurs liés à la difficulté de ces pays à faire évoluer leur modèle de croissance, se traduit par la persistance d’un niveau élevé de chômage. Il est supérieur à 9% dans tous les pays d’Afrique du Nord et atteint 17% en Tunisie.
Le déclenchement de la pandémie de covid-19 pendant l’année 2020 a eu pour conséquence de fragiliser encore les sociétés des pays de la rive sud de la Méditerranée où les mécanismes de socialisation des dépenses de santé sont aléatoires.
Les conséquences de la guerre en Ukraine, qui pourraient être majeures dans ces pays dépendant largement des exportations de céréales ukrainiennes, sont un nouveau facteur de déstabilisation du pourtour méditerranéen sur le plan économique et social.
3. Le risque environnemental
La Méditerranée, qui ne représente que 1% des eaux de la planète, constitue toutefois un important réservoir de biodiversité, mis en danger par la dégradation accélérée de l’environnement :
- – la dégradation du milieu marin en Méditerranée est liée à plusieurs facteurs dont l’intensification du trafic maritime et du tourisme dans la région depuis les années 1970 ;
- – le flux annuel de touristes est passé de 58 M de personnes en 1970 à 360 M en 2017 ;
- – la pêche : le stock halieutique en Méditerranée considéré comme surexploité pour 78% des espèces présentes dans la zone. À moyen terme, la poursuite de la trajectoire actuelle pourrait avoir d’importantes conséquences géostratégiques liées à l’augmentation des flux migratoires ou à la préservation de la sécurité alimentaire des pays de la zone. C. UN ESPACE DISPUTE 1. La lutte d’influence dans les Balkans occidentaux Depuis le sommet de Thessalonique de juin 2003, les États membres de l’Union européenne ont consacré la « perspective européenne » de l’ensemble des pays des Balkans occidentaux. Toutefois, malgré l’intégration de la Croatie à l’Union en 2013 et l’ouverture récente des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord en juillet 2022, la lenteur du processus d’adhésion à l’Union européenne a généré des frustrations dans cet espace stratégique situé aux confins de l’Europe centrale et qui borde le nord du bassin méditerranéen. Ce recul de l’influence européenne dans la région est accentué par la présence croissante dans les Balkans de puissances extérieures :
- – la Russie, qui s’appuie sur sa proximité diplomatique et culturelle avec la Serbie ;
- – la Chine, qui a investi 14,6 Md$ dans les Balkans occidentaux entre 2015 et 2019 dans le cadre du programme des nouvelles routes de la soie (BRI) ;
- – et la Turquie, qui finance des actions culturelles pour restaurer le patrimoine ottoman de la région.
2. Les risques d’affrontements directs en Méditerranée orientale
Source : FMES, 2022, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, © P. Orcier
Les règles de territorialisation des espaces maritimes prévues par le droit international s’appliquent plus difficilement en Méditerranée, du fait de son exiguïté. Par conséquent, il existe dans l’espace méditerranéen des «zones grises» revendiquées simultanément par plusieurs États.
Deux éléments récents de violation de l’espace aérien grec par la Turquie et des déclarations menaçantes du président turc contre la Grèce pendant l’été 2022, contribuent à maintenir une situation d’instabilité en Méditerranée orientale et à nourrir le risque d’une escalade militairesont venus renforcer les tensions liées aux revendications concurrentes en Méditerranée :
- – l’adoption par les autorités turques de la doctrine révisionniste de la « Patrie bleue » revendiquant un espace maritime de 462 000 km2 en contradiction avec les droits souverains revendiqués par la Grèce et Chypre. Cette politique a conduit par exemple à la signature en 2019 d’un accord entre la Turquie et la Libye sur leur frontière internationale communes, dénoncé par l’Union européenne comme contraire au droit international ;
- – les découvertes à partir des années 2000 d’importantes réserves d’hydrocarbures au large des côtes israéliennes, chypriotes et égyptiennes représentant un stock estimé à 1,7 Md de barils de pétrole et 3 452 Md de m3 de gaz naturel au total. C’est dans ce contexte qu’on assiste à une multiplication des incidents en Méditerranée orientale, illustrée notamment par l’interception en 2018 par des navires militaires turcs d’un navire d’exploitation d’hydrocarbure (Saipem 12000) se rendant dans sa zone de travail au large de Chypre ou par l’illumination à l’été 2020 de la frégate française Courbet par des navires turcs. Ces incidents maritimes, auxquels s’ajoutent des épisodes
La présence dans le bassin levantin de l’île de Chypre, dont un tiers du territoire est occupé depuis près de cinquante ans, est un autre motif de renforcement des tensions dans cette région. L’emprise croissante de la Turquie sur la partie nord de l’île où sont stationnés 35 000 militaires auxquels s’ajoutent les drones Bayraktar TB2 récemment déployés sur la base aérienne de Geçitkale, accroît la tension.
2. LA MILITARISATION DES RELATIONS INTERNATIONALES EN MEDITERRANEE
A. LE RISQUE DE RECUL DE L’INFLUENCE OCCIDENTALE
1. Les pays du sud de l’Union européenne
Depuis le milieu des années 1990 et le lancement du « processus de Barcelone » (1995), la stratégie de l’Union européenne en Méditerranée a une dimension essentiellement économique ayant pour but de favoriser l’intégration régionale entre les économies et les sociétés des deux rives de la Méditerranée. Cependant, l’échec relatif de l’Union pour la Méditerranée (UpM) qui s’est ajoutée à partir de 2008 au Partenariat euro-méditerranéen (PEM), a nourri un sentiment d’éloignement entre les deux rives de la Méditerranée renforcé par la perspective de divergence économique et sociale accélérée par les épisodes de la crise économique et financière en 2008, puis par la crise sanitaire de 2020-2021.
Pour consolider la stratégie de l’Union européenne dans le bassin méditerranéen, la France peut s’appuyer sur ses relations diplomatiques étroites avec plusieurs partenaires méditerranéens membres de l’Union. L’Espagne, qui a renforcé sa coopération avec la France en matière de défense en s’engageant dans plusieurs projets capacitaires en commun (notamment l’Eurodone MALE et le SCAF), souffre d’un déficit d’investissement dans ses forces armées, leur budget de défense n’atteignant en 2022 que 1% de leur PIB). L’Italie, avec laquelle la France a renforcé ses liens bilatéraux par la signature du traité du Quirinal le 26 novembre 2021 qui comporte un important volet dédié aux questions stratégiques, souffre également d’un manque d’investissement capacitaire avec des dépenses de défense estimées à 1,5% de son PIB en 2022. La Grèce, enfin, est devenue un partenaire majeur de la France dans la région comme en témoigne la signature en septembre 2021 d’un partenariat stratégique entre les deux pays. Malgré la crise économique et financière des années 2010, la Grèce a maintenu d’importants investissements militaires avec des dépenses à hauteur de 3,8% de son PIB en 2022, qui bénéficient notamment aux industriels français au premier rang desquels Dassault Aviation (vente de 24 Rafale entre 2018 et 2022) et Naval Group (vente de trois frégates Belharra en 2022). Certes, la part du PIB consacrée à la défense en Grèce, plus importante, est à rapporter à un PIB nettement inférieur à celui de l’Espagne ou de l’Italie.
2. Les États-Unis
La Méditerranée n’est plus le « lac de l’OTAN » qu’elle était du temps de la Guerre froide. Pour autant, l’armée américaine maintient une présence importante dans la région à travers la VIe flotte et le déploiement de nombreux militaires aussi bien au nord (Italie, Espagne, Grèce) qu’à l’est (Turquie) et au sud du bassin méditerranéen.
Cependant, la présence américaine en Méditerranée n’a plus le même effet stabilisateur. En effet, la réticence croissante de l’opinion américaine vis-à-vis des opérations extérieures dont témoigne le refus des États-Unis d’intervenir en Syrie à l’été 2013, ainsi que le déplacement des priorités américaines vers la région Indopacifique se traduisent par un désinvestissement relatif des États-Unis en Méditerranée. Cette évolution pèse sur les équilibres régionaux à moyen terme.
B. LE REINVESTISSEMENT DES PUISSANCES GLOBALES
1. La Russie
La Méditerranée revêt une importance particulière pour la diplomatie russe ; l’accès aux mers chaudes constitue pour la Russie un objectif stratégique traditionnel. Elle déploie à ce titre d’importants moyens militaires dans le bassin méditerranéen : 13 000 militaires, 40 chasseurs-bombardiers, 4 frégates, deux sous-marins et plusieurs systèmes de missiles antiaériens et antinavires (à l’été 2022).
Le renforcement de la présence militaire russe en Méditerranée est intervenu pendant la guerre en Syrie, dans laquelle la Russie a été directement impliquée à partir de 2015. Sa coopération avec le régime de B. Al Assad lui a permis de consolider sa présence militaire à l’est du bassin levantin en agrandissant la base aérienne russe de Hmeimim et en signant en 2017 un accord prévoyant le maintien pendant au moins 49 ans de sa base navale de Tartous, qui peut accueillir jusqu’à onze navires de guerre.
Sur le plan diplomatique, la Russie a renforcé ses liens avec la Turquie, qui représente un enjeu majeur du fait du contrôle turc des détroits séparant la mer Noire de la Méditerranée. Sur le plan militaire, la coopération russo-turque s’est traduite par l’acquisition en 2019 de systèmes de défense antiaériens S-400 par la Turquie, malgré l’opposition américaine. Sur le plan civil, les deux pays ont renforcé leur coopération dans le domaine énergétique avec l’inauguration en 2020 du gazoduc TurkStream reliant les deux pays et avec la 6construction de la première centrale nucléaire civile turque à Akkuyu par l’énergéticien russe Rosatom à partir de 2018.
2. La Chine
La présence chinoise en Méditerranée est encore essentiellement économique, bien que la sécurisation de cette route commerciale soit déjà devenu un enjeu majeur pour la Chine au regard de l’importance du commerce maritime qui représente 80% de ses échanges avec l’Europe.
Pour renforcer sa présence dans les infrastructures portuaires du pourtour méditerranéen, la Chine a massivement investi depuis les années 2000. Le groupe chinois COSCO possède désormais des intérêts dans neuf terminaux portuaires méditerranéens situés en Égypte (Port-Saïd, Damiette), en France (Fos-Marseille), en Turquie (Ambarli), en Grèce (Le Pirée), en Italie (Vado Ligure) et en Espagne (Valence).
Sur le plan militaire, la marine chinoise a réalisé en 2015 son premier exercice militaire en Méditerranée à travers la participation de deux frégates et d’un pétrolier-ravitailleur à l’exercice Joint Sea organisé conjointement avec la marine russe. Si la flotte chinoise ne dispose pas à ce stade d’une base militaire en Méditerranée, le précédent de Djibouti laisse supposer que l’ouverture d’une telle base pourrait intervenir à moyen terme, d’autant que de nombreux ports méditerranéens accueillant des investissements chinois pourraient être convertis en base duales.
C. LA REAFFIRMATION DES ACTEURS REGIONAUX
1. La Turquie
Depuis son intégration à l’OTAN en 1952, la Turquie se présente comme un État-pivot entre l’Occident et le Moyen-Orient. L’arrivée au pouvoir du parti de la justice et du développement (AKP) en 2002, s’est traduite par un renforcement de la présence de la diplomatie turque sur la scène internationale et une émancipation progressive de ses partenaires de l’Alliance atlantique à l’image de son rapprochement avec la Russie, qui est également lié au fait que la Turquie est dépendante aux importations d’hydrocarbures qui représentent 90% de sa consommation.
Cette affirmation progressive sur la scène régionale en Méditerranée a été illustrée par l’implication militaire de la Turquie dans le conflit en Syrie à travers trois opérations menées entre 2016 et 2019, en se concentrant sur la frontière turco-syrienne. Plus récemment, la Turquie est intervenue militairement en Libye par l’envoi de 2 000 mercenaires syriens engagés en soutien du Gouvernement d’accord national (GNA) en 2020 et par le soutien actif aux troupes azerbaïdjanaises dans le cadre de la guerre du Haut-Karabagh qui les a opposé à l’armée arménienne entre septembre et novembre 2020.
Cette militarisation de la politique étrangère turque, observée également par sa position offensive en Méditerranée orientale, est accompagnée depuis les années 2000 par une stratégie efficace de développement d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) au service de l’autonomie stratégique des forces armées turques, la proportion d’équipements turcs utilisés par l’armée turque étant passé de 24% à 70% entre 2002 et 2021. Au-delà du développement de son industrie navale, l’industrie de défense turque s’est notamment développée dans le domaine aérien en bénéficiant du succès remarquable du drone tactique armé TB2 de l’entreprise Bayraktar conçu en 2014 et exporté depuis dans treize pays dont l’Azerbaïdjan, le Qatar, l’Ukraine et le Maroc.
2. L’Égypte
La découverte au large des côtes égyptiennes des gisements Zohr et Nour respectivement en 2015 et 2018 a renforcé le positionnement stratégique de l’Égypte comme carrefour stratégique (hub) énergétique en Méditerranée orientale. L’accueil par l’Égypte du siège du Forum du gaz en Méditerranée orientale (EMGF) crée en 2019 avec Chypre, la Grèce, l’Italie, Israël, la Jordanie et la Palestine, ainsi que la France depuis 2021, illustre la volonté de la diplomatie égyptienne de maintenir ses bonnes relations avec ses partenaires 7européens dans le bassin levantin et avec Israël avec qui elle collabore pour lutter contre le djihadisme dans le Sinaï.
Sur le plan militaire, la volonté affichée des autorités égyptiennes de lutter contre l’islam politique a motivé l’implication indirecte de l’Égypte dans le conflit libyen au soutien de K. Haftar entre 2014 et 2020, avant de concentrer son action sur la sécurisation de la frontière égypto-libyenne longue de plus de 1 115 km.
3. L’Algérie
L’Algérie s’appuie sur la stabilisation de sa situation intérieure depuis la fin de la décennie noire (1992-2002) pour revendiquer un rôle de puissance régionale en Méditerranée en s’appuyant sur une stratégie de diversification de ses alliances.
Parallèlement à son partenariat stratégique avec l’Union soviétique puis la Russie, qui a fourni depuis les années 1980 à l’armée algérienne six sous-marins de classe « Kilo » désormais équipés de missiles de croisière naval « Kalibr » d’une portée de 1 000 km au moins, l’Algérie a établi dans la période récente une relation privilégiée avec la Chine. La Chine a remplacé depuis 2012 la France au premier rang des partenaires commerciaux de l’Algérie et elle a investi dans de nombreux projets d’infrastructure (nouvel aéroport d’Alger, la grande mosquée d’Alger, le port en eau profonde d’El Hamdania). Sur le plan stratégique, la Chine est désormais le deuxième fournisseur des forces armées algériennes, alors que le budget de la défense représente en Algérie, avec 6,5% du PIB, le premier budget de l’État. La dégradation des relations avec le Maroc depuis l’été 2021 autour de la question du Sahara occidental et le risque d’une escalade militaire entre les deux pays remet néanmoins en question la stabilisation par l’Algérie de son environnement régional.
A. RENFORCER LA RESILIENCE DE LA FRANCE EN CAS DE CONFLIT EN MEDITERRANEE
La façade méditerranéenne du territoire national, longue de 1 700 kilomètres, a un caractère essentiel pour la défense des intérêts de la France sur le plan économique et stratégique.
Sur le plan diplomatique, l’adoption récente de la « déclaration d’Alger » entre la France et l’Algérie le 27 août dernier, qui prévoit notamment un renforcement des relations bilatérales entre les deux pays en matière énergétique, illustre l’importance de la dimension méditerranéenne de la diplomatie française. Sur le plan militaire, le bassin méditerranéen est le théâtre de nombreux exercices organisés conjointement avec nos principaux partenaires de la rive nord comme de la rive sud de la Méditerranée. Le déploiement en Méditerranée du groupe aéronaval (GAN) du Charles de Gaulle au premier semestre 2022 a été une nouvelle illustration de l’importance de l’espace méditerranéen pour la Marine nationale qui y déploie en permanence plusieurs bâtiments qui y assurent notre capacité d’appréciation autonome de la situation. L’exercice de préparation à la haute intensité Polaris, en novembre 2021, exprime également la place particulière de la Méditerranée dans la stratégie française.
3. RECOMMANDATIONS A L’ECHELLE DE LA FRANCE, DE L’UNION EUROPEENNE ET DE L’ALLIANCE ATLANTIQUE
Dans un contexte où d’une part la commission avait déjà identifié en juin 2021 plusieurs renoncements capacitaires par rapport à la programmation actuelle et d’autre part la Marine nationale est mobilisée simultanément sur plusieurs autres théâtres de première importance dont la région du Golfe de Guinée et l’espace Indopacifique, les rapporteures recommandent de s’appuyer sur la prochaine loi de programmation militaire (LPM) annoncée en 2023 pour poursuivre la trajectoire de réarmement des forces armées en tenant compte du contexte dégradé en Méditerranée.
B. MODERNISER LA STRATEGIE DE L’UNION EUROPEENNE DANS LE BASSIN MEDITERRANEEN
L’Union européenne, dont huit États membres ont accès à la Méditerranée, est une organisation à dimension méditerranéenne. Sa stratégie en direction des pays de la rive sud est notamment influencée par ses membres méditerranéens qui se réunissent dans le format informel « MED9 ». Pour autant, les politiques de l’Union vis-à-vis de son voisinage méridional continuent d’avoir un caractère essentiellement économique. Elles tiennent insuffisamment compte de la dégradation de l’environnement stratégique dans cette région.
En particulier, la crise sanitaire de 2020 puis le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 ont illustré l’intensité des stratégies hybrides de manipulation de l’information mises en œuvre dans l’espace méditerranéen par des puissances hostiles à la présence européenne, notamment dans les Balkans et en Afrique du Nord.
En réaction, les rapporteures recommandent d’accélérer le déploiement des instruments de lutte contre la désinformation prévue par la Boussole stratégique pour apporter une réponse rapide et déterminée à ces tentatives de déstabilisation et éviter que l’Union européenne ne perde « la bataille des récits » (narratives) en Méditerranée.
C. RATIONALISER LA COOPERATION ENTRE L’ALLIANCE ATLANTIQUE ET L’UNION EUROPEENNE EN MEDITERRANEE
Le bassin méditerranéen constitue le flanc sud de l’Alliance atlantique, qui est présente en Méditerranée depuis la Guerre froide sans que la disparition de l’Union soviétique au début des années 1990 n’ait remis en cause cette présence.
Pourtant, alors que l’adoption de la Boussole stratégique de l’Union en mars 2022 puis du Concept stratégique de l’OTAN en juin 2022 témoigne d’une convergence d’analyse entre les deux organisations, cette convergence ne s’est pas traduite par un rapprochement entre les deux organisations sur un plan stratégique ou opérationnel.
Les rapporteures recommandent à ce titre de rationaliser la coopération entre les deux organisations en précisant la répartition des rôles et leur complémentarité en Méditerranée. C’est d’autant plus nécessaire que l’Union européenne sera amenée à y avoir une importance croissante du fait de la réorientation des priorités stratégiques américaines vers l’Asie.