Les jeunes en voie de radicalisation écologique ? Critères d’identification et d’identité.
Par Elisa Gravier* & Stéphane La Branche*Home (https://labranchestephane.fr/)
“ Je me suis décidée à ne plus jamais reprendre l’avion”, “Comment se projeter dans un futur qui rime avec ‘effondrement’ ?” “Il faut que la mobilisation dure jusqu’à un changement drastique”(Dans Massiot 2019) non seulement les jeunes se mobilisent, mais de plus, ils se radicaliseraient. Certains travaux en sciences sociales observent aussi une tendance depuis quelques années. Faisant suite à une enquête longitudinale qualitative menée depuis 2003 dans le milieu universitaire grenoblois, nous poursuivons ces observations par le biais d’une analyse d’une enquête Internet menée auprès de jeunes étudiants de 20-30 ans dans plusieurs villes de France. Nos résultats soulèvent des questions quant au rôle de l’éducation, du niveau de CSP mais aussi de la perception qu’ont ces jeunes répondants de leur propre degré de radicalisme.
Ces cinq dernières années ont certes été marquées par une jeunesse engagée pour le climat non seulement à travers des changements dans les gestes quotidiens, mais aussi à travers un engagement fort sur la scène publique, réclamant des changements drastiques dans notre mode de vie et notre modèle de développement, souvent renvoyant à des arguments liés à la collapsologie : il faut « stopper l’effondrement et pour cela, il faut aussi changer notre vision du
monde ». Être écologiste apparait alors pour certains comme une nécessité quasi-ontologique. Ensuite, non seulement les jeunes écologistes se mobilisent mais de plus, certains semblent se radicaliser.
Tout d’abord, une enquête du CREDOC (Koschmieder et al, 2019)[1] montre que l’environnement est devenu LA préoccupation majeure des jeunes adultes de 18 à 30 ans et que « depuis quarante ans que cet indicateur est suivi (…), la proportion n’a jamais été aussi forte » , l’environnement recueille 32% des réponses, loin devant l’immigration à 19% ou encore le chômage avec 17% des réponses. Une peur pour l’avenir sous-jacente qui en paralyse certains, en
laisse d’autres indifférents et en pousse d’autres encore à des positions et des actions considérées comme radicales, à
l’instar de Greta Thunberg. Celle-ci semble être plus qu’un simple épiphémonène : elle représente, nous le pensons, un ‘signal faible’ annonciateur d’un mouvement potentiel plus profond et important dans les années à venir. Ce n’est pas un accident si, en moins de deux ans, elle est devenue la figure de proue de centaines de milliers de jeunes du monde entier lors de grèves étudiantes pour le climat, les « Fridays for future »
Dans une publication relatant des observations basées sur le positionnement écologique déclaré des étudiants de plusieurs départements et écoles de l’université de Grenoble-Alpes, La Branche (2019) observe une tendance à la radicalisation au sein de cette population depuis 2003. Pour cette population, le ‘durcissement’ de leur position écologique est notamment due à leur perception d’une urgence climatique qui s’accroit face à une insuffisance d’actions de la part des États et des entreprises, certes mais aussi des individus. Il observe qu’à partir de 2009-10 et jusqu’en 2020, qu’un nombre significatif d’étudiants commencent à se radicaliser, optant pour des scénarios politiques d’autoritarisme vert voire, invitant à réduire la population humaine. Lecoeuvre pour sa part rapporte que certains jeunes écologistes réfléchissent davantage à l’action directe (2019), tandis que Perrin (2019) rapporte que pour nombre d’entre eux,
« marcher ne suffit pas ». Pour autant, ces observations préliminaires ne répondent que peu à la question de fonds sous-jacente : que signifie ‘radicalisation écologique’ et être radical écologique ? Quels facteurs jouent un rôle dans cette émergence ?
La scolarité et la précarité jouent un rôle dans le niveau de conviction écologique, elle soulève également des questions quant à ces facteurs d’émergence, suggérant que le lien n’est peut-être pas aussi évident que ne le relève les grandes enquêtes. Avant de présenter notre méthode d’enquête, et comprendre qui sont les jeunes qui se
radicalisent et pourquoi, penchons-nous d’abord sur ce que signifie « être radical » de manière écologiste.
Questionner le radicalisme
Les notions de « radical » et de « radicalisation » sont assez floues, utilisées le plus souvent pour la radicalisation religieuse, associée au terrorisme, et ont mauvaise presse. Or, le terme « radical » peut s’appliquer à de nombreux domaines comme la culture, la politique, l’économie et l’écologie. « Dans le langage commun, radical signifie absolu, intransigeant, irrévocable. Mais ne pas être radical, ce serait quoi ? Son contraire est flexion, qui désigne l’action de fléchir, de courber ou de plier… » (Alters Echo 2008, p.1). Pour sa part, de manière plus formelle, le Centre National de Ressources textuelles et lexicales (CNRTL 2020) donne de nombreuses définitions, dont certaines concernent l’étymologie du mot : « relatif à la racine, à l’essence de quelque chose » et « qui concerne le principe premier,
fondamental, qui est à l’origine d’une chose, d’un phénomène ». D’autres sont plus philosophiques : « qui va jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial » ou encore « complet, total, absolu, sans exception ou atténuation ». En particulier, le terme « radical » renvoie à « une action décisive sur les causes profondes d’un phénomène ». Ainsi, la radicalité concerne à la fois l’amont et l’aval : la source, l’essence des choses et les conséquences, incluant les actions menées. Autrement dit, une personne radicale revient à la racine des phénomènes pour s’attaquer aux « causes profondes », aux origines du phénomène et non les effets. Ceci peut alors se traduire dans un engagement sans faille dans un choix, une croyance, un discours ou une action. Peu de place aux doutes, l’individu va « jusqu’au bout » de sa pensée et/ou de ses actions. Le radical tente de faire disparaitre la séparation entre adhésion à
des principes et les actions à mettre en œuvre à partir de ces principes.
Pour sa part, le sociologue Yann Le Lann explique que dans les mouvements écologistes, la radicalité « renvoie à des dimensions très diverses : celle des actions que l’on soutient, de sa pratique au quotidien ou des changements politiques que l’on espère » (Didelot 2019). Mais elle semble aussi être liée à la perception de l’insuffisance des mesures politiques face à l’urgence et l’ampleur de la crise. La Branche (2019) note que le niveau de radicalisme des étudiants d’université interrogés semble être étroitement associé à deux facteurs. Le premier est leur perception de la place et du statut de
l’humain dans sa relation à la nature : plus les étudiants sont humanistes, moins ils sont radicaux et inversement, plus ils
pensent que l’humain est un animal parmi d’autres, plus ils tendent à être radicaux. Le second facteur concerne leur perception de la capacité de la démocratie à résoudre le problème écologique (biodiversité et changement climatique) : plus ils ont une perception aiguë de la crise écologique, moins ils ont tendance à croire que la démocratie et le capitalisme/consumérisme pourront régler la crise. Nous verrons que ces deux observations correspondent bien à la
littérature, qui souligne que le processus de radicalisation, qui amène l’individu à revenir à la racine des phénomènes et à s’engager pleinement, est situé dans une époque et un contexte ; « il n’existe pas de radicalité qui serait absolue dans le temps et dans l’espace, et dont on pourrait définitivement tracer les frontières. Certains comportements sont considérés comme tels à un moment donné, dans un lieu donné, et ne le sont plus ultérieurement (et inversement) » (Bonelli et Carrié, 2020). La radicalisation écologique est donc à associer à la montée de la perception de la crise environnementale, qui depuis environ 15 ans, prend d’abord la forme de la crise climatique et ensuite, de la biodiversité dans les
représentations publiques.
Au-delà du contexte, la plupart des approches s’attardent à dresser le portrait de l’individu radicalisé, les causes et les finalités de sa radicalisation qui « désigne un cadre de pensée, un processus psychique de rigidification et une recherche de ligne directrice de vie, simplifiée. Elle se transforme en idéologie plus facilement admise et intégrée lorsque le sujet traverse une période de vulnérabilité, où le manque de repères, la perte du sens de la vie, le délitement du sentiment d’affiliation, le poussent vers une nouvelle quête existentielle » (Estano, 2018). Daniel Boy, directeur de recherche au
Cevipof explique dans une tribune du Monde que « la posture de radicalité absolue, c’est-à-dire le refus assumé d’entrer dans une logique de négociation, et donc de compromis avec le politique, assure la bonne conscience du mouvement : pas de compromis, pas de compromission » (Boy, 2019). Les autorités étatiques, aux prises avec un contexte de radicalisation religieuse ces dernières années, ont également formalisé une définition. Le ministère de l’éducation nationale a publié en 2015 une définition, qui rejoint celles
mentionnées ci-haut, dans un manuel de prévention de « la radicalisation des jeunes » relative à la religion mais en y
ajoutant un élément : « La radicalisation peut s’exprimer par la contestation violente de l’ordre public et de la société, ainsi
que par la marginalisation vis-à-vis de celle-ci » (MENESR, 2015). On y voit ici une remise en question de l’ordre établi par le biais de la violence. Néanmoins, ceci n’est pas une caractéristique obligatoire ou universelle à tous les individus dits radicalisés. L’action non-violente peut aussi être radicale, par exemple, la position de l’association Extinction Rebellion, pour qui « les changements radicaux ne sont plus une utopie. Ils sont absolument nécessaires à notre
survie », des changements qui doivent être mis en œuvre par le biais de la non-violence. La réalité de la radicalité est donc multiple et relative, mais deux points importants sont à retenir, qui renvoient à l’enjeu du contexte : pour Bonelli et Carrié (2020), on ne nait pas déviant, on le devient au moment où les pairs et les institutions
publiques nomment les individus comme tels, dans un processus d’étiquetage et de qualification d’un individu comme étant radical. Pour autant, les auteurs insistent sur le fait qu’il faut à la fois étudier ce que « les actes signifient pour leurs auteurs » et en même temps, « comment ils sont interprétés par ceux qui sont chargés d’y faire face… Autrement dit, la radicalité n’est pas un processus à sens unique. L’acte et la réaction qu’elle entraîne la définissent ensemble », elle implique donc à la fois l’actant et le regard sur celui-ci. Dans une même période, pour certains, un individu sera un
écologiste radicalisé parce qu’il a arrêté de manger de la viande, alors que pour d’autres, ce ne sera pas suffisant. Ceci
soulève deux questions : quels discours et quelles actions écologistes sont qualifiés de radicales dans notre société ? et selon quels critères les individus se qualifient eux-mêmes ou non de radicaux ?
A l’heure où trier ses déchets est devenu une norme entièrement insuffisante pour beaucoup, quelles sont les actions propres aux écologistes radicaux ? A quelles normes sociales s’opposent-ils ? Sont-ils en confrontation avec l’ordre public ou plutôt avec certaines normes de notre société voire, ses fondements même ?
Se revendiquer « radical » chez les écologistes
Des organisations telles Greenpeace, les Amis de la Terre ou Alternatiba Action non-violente COP 21se revendiquent «radicales » dans leur position relative à la crise environnementale et elles correspondent aux critères identifiés plus haut.Elles expliquent qu’elles souhaitent revenir à la racine du problème du changement climatique et opérer un changement profond dans notre mode de vie et de modèle de développement. Elles se situent donc en amont et en aval : M. Hesnault, activiste du mouvement ANV-COP21 explique: « Il faut revenir au sens étymologique du mot radicalité qui signifie «
revenir à la racine » pour prendre le problème à sa source. Face à l’urgence climatique, on parle de changer fondamentalement et radicalement nos sociétés » (CARENEWS INFO, 6 juin, 2019).
G. Mazzolini, militant chez les Amis de la Terre, tient le même discours : « Nous sommes dans un mouvement radical dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire pour un changement profond, avec une critique radicale du système capitaliste » (Lecoeuvre, 2019). Si cette remise en cause est assez courante au sein des mouvements écologistes institutionnalisés, pour les individus, la radicalité écologique renvoie à une multitude de possibilités, de secteurs et de
niveaux. Ainsi, pour certains, être radical sera d’arrêter de prendre l’avion alors que pour d’autres, ce sera d’arrêter sa consommation de viande. On peut tout de même relever des tendances fortes chez les radicaux écologistes, comme l’a si bien théorisé Arne Naess en 1972, en distinguant la « shallow ecology » ou écologie superficielle et la « deep ecology » ou écologie profonde.La shallow ecology est anthropocentrée, c’est-à-dire centrée sur l’homme et elle renvoie au concept de développement durable. Son objectif est de réconcilier préoccupation écologique et activité économique. C’est cette vision, dominante dans notre société et dans la suite du projet de la modernité, qui justement est en partie remise en cause par les radicaux.Quant à la deep ecology, elle est écocentrée puisqu’elle accorde “une valeur intrinsèque” à la nature » (Flipo, 2010, p5.),
la mettant sur un même pied d’égalité avec l’humain, ce qu’a également relevé La Branche (2019) dans son analyse du
positionnement des étudiants (cf.supra). Cette position est radicale précisément parce qu’elle attribue les causes profondes de la crise environnementale à la modernité elle-même, fondement de nos sociétés occidentales modernes. La critique que fait Naess de l’écologie superficielle est elle-même radicale et renvoie à la responsabilité et au rapport de domination qu’entretient l’humain avec la nature (Naess 1989).
L’écologisme radical : les modes d’action
Ceci étant dit, « les écologistes radicaux ont aussi d’autres désaccords idéologiques, d’ordre religieux, spirituel et moral,
par exemple » (Dupouey-Delezay, 2018), tandis que Dufoing (2012) identifie six types d’écologisme radical. Mais le point commun qu’il faut noter chez les radicaux, c’est une critique d’abord de la place de l’économie dans notre société et notamment, dans le système de prise de décisions politiques. Ensuite, et plus fondamentalement, ils questionnent la place de l’humain dans la nature, remettant ainsi en cause les fondements de la Modernité Occidentale. Ainsi, l’écologie
radicale, telle que décrite par Leopold (1949, qui jette les bases d’une éthique écocentrée) ou encore par Naess (1989), réfute l’idéologie économique, l’individualisme et l’anthropocentrisme. La nature a donc une valeur en soi, indépendante de toute conscience humaine. Ces propos peuvent sembler bien philosophiques, mais ils ne sont pourtant pas hors de portée des répondants à notre enquête qui font référence à ces idées, même s’ils peuvent ignorer ces auteurs. Nous
revenons sous peu à certaines de ces différences dans notre analyse empirique, car il faut tout d’abord approfondir ces points communs qui font d’un radical, un radical. Si une personne radicalisée va « jusqu’au bout » de ses idées et qu’elle tente d’allier valeurs et principes écologistes avec les actions, néanmoins, toutes les actions vertueuses pour la planète ne sont pas jugées radicales et certaines se sont normalisées depuis quelques années, tel le tri. Pour qu’un individu soit qualifié de radical, il faut qu’il fasse des actions
qui s’opposent aux normes sociales – et notamment les habitus sociaux liés à la consommation – en vigueur. Un répondant à notre questionnaire écrit : «Un écologiste radical est une personne qui a des discours et des actes pour luttercontre la crise environnementale qui ne sont pas acceptés par une grande partie de la société ». Mais une personne qui se dit végétarienne pour la planète mais qui, d’un autre côté, consomme du plastique quotidiennement et ne fait pas le tri sélectif, pourrait-elle être qualifiée d’écologiste radicale ? Une seule action forte ne fait pas de l’individu une personne radicalisée mais simplement engagée ? Pour être radicalisée, elle doit cumuler plusieurs pratiques ou des catégories de pratiques, individuelles et collectives. Les individus se réclamant écologistes radicaux vont en effet commencer par entreprendre des changements de comportement importants dans leur vie quotidienne qui vont sortir du cadre des normes sociales dominantes : devenir végétarien, voire végan ; manger uniquement des denrées biologiques et locales ;
cesser de prendre l’avion, refuser de passer le permis de conduire et s’imposer des critères environnementaux dans la recherche d’un emploi. Se réclamer de l’écologie radicale renvoie donc à des choix de modes de vie. En ce qui concerne les modes d’action collectifs, l’individu se confrontera à l’ordre public pour aller au bout de son
engagement écologiste. L’exemple le plus pertinent est la désobéissance civile, violente ou pacifique. Dans un article du
journal Libération, l’attaché de presse d’Extinction Rebellion soulève néanmoins une ambigüité en soulevant la différence entre extrémisme et radicalisme : « Dans le vocabulaire quotidien, le terme radical est employé pour dénoncer des comportements extrémistes. Nous on n’est pas extrémistes, on est non-violents (…). Mais les marches, les pétitions, les changements de comportements personnels ne suffisent pas. On veut faire pression sur les forces politiques et économiques et c’est pour cela qu’on fait de la désobéissance civile, mais sans casse, sans violence. On peut considérer que ce sont des méthodes radicales » (Leboucq, 2019). Pour ce groupe, le blocage d’autoroutes, de centres commerciaux, d’entrées de bâtiments privés ou gouvernementaux est bien plus efficace que les pétitions ou participer à des marches. C’est à la fois un positionnement éthique et stratégique : selon eux, le gouvernement réagit à la violence par la violence, mais face à une action directe non violente, « il est perdu ».
Méthodologie du questionnaire Internet.
Les réflexions précédentes montrent bien que l’écologie radicale peut être complexe à analyser de manière empirique en raison de sa complexité, ses variantes et ses facteurs subjectifs. Ainsi, on peut observer un discours radical qui ne mentionnera ni la modernité, ni l’anthropocentrisme, mais remettra en question nos modes de vie, de consommation et de production (Clivio, 2019). Puis, les moyens pour parvenir à un changement drastique de notre société varient selon la personne se disant radicale, voire celles qui ne se qualifient pas elles-mêmes en tant que tel mais pourtant correspondent aux critères . Approfondissons donc maintenant ces éléments en présentant les
résultats de notre enquête.
Dans notre analyse empirique, nous avons identifié les écologistes radicaux comme étant ceux qui répondent à la définition de l’écologie radicale selon Aurélien Dupouey-Delezay (2018), c’est-à-dire ceux qui :
– souhaitent revenir aux origines du problème de la crise climatique ;
rejettent l’anthropocentrisme (ou ses manifestations sans utiliser le terme) ;
– souhaitent repenser en profondeur la relation entre l’homme et la nature ;
– accusent la modernité (ou ses manifestations sans la nommer) d’être en grande partie responsable des problèmes, beaucoup préconisant la fin du capitalisme et de la société de consommation.
Mais quels sont les modes d’actions préconisés et pensés comme nécessaires par les jeunes écologistes radicaux interrogés dans notre enquête ? Et quelles sont les facteurs de leur radicalisation ? Pour répondre à ces questions et investiguer les facteurs pouvant concourir à la radicalisation, nous avons réalisé une enquête quantitative. La population d’enquête est composée de 230 femmes, de 63 hommes, de 2 non binaires, d’un « Hélicoptère de combat, issus surtout de facultés (58,5%), d’écoles d’ingénieurs, d’écoles de commerce, d’IUT et de BTS. La population d’enquête est ainsi assez représentative de la population étudiante post lycée française, avec une certaine diversité de l’offre de formation en France. 80,7% d’entre eux se disent issus de la classe moyenne, 10,6% de la classe supérieure et 8,6% de la classe populaire . Plusieurs questions concernaient leur engagement pour l’écologie Nous avions également des questions concernant leur vision de l’écologie, et enfin, leur perception et définition de l’écologisme radical. Ces questions renvoyant à leurs perceptions et leurs représentations sociales visaient donc à explorer les éléments identifiés dans la littérature. L’enjeu principal était de parvenir à cerner le niveau et les critères de radicalité de chaque répondant et ensuite, tenter de comprendre d’où pouvait provenir cette radicalisation. Bien sûr, ces résultats doivent être utilisés avec précaution.
Pour compléter ces résultats et les enrichir de manière qualitative, nous avons également mené des entretiens semi directifs avec deux jeunes écologistes radicaux, ‘Noémie’ et ’Antoine’, que nous utilisons pour illustrer certaines réponses issues de l’enquête. Ces deux sont radicaux (car ils se disent radicaux) qui répondent à la définition de Foreman : ils soutiennent qu’« il faut changer de système » (Noémie) et trouver la « cause originelle du problème » (Antoine), des
discours typiques des radicaux ; selon eux, le capitalisme est « à la base des problèmes écologiques » (Noémie) et il faut« mener un combat anti capitaliste » (Antoine). Ensuite, ils remettent en cause notre rapport à la nature : l’humain ne devrait pas dominer la nature, au contraire, nous devrions être sur un même pied d’égalité et ils cumulent les pratiques écologistes, que ce soit dans leur vie quotidienne en arrêtant de manger de la viande, en ne prenant plus l’avion ou en faisant des actions de désobéissance civile. Leurs réponses correspondent de manière très forte aux réponses ouvertes
et fermées des répondants au questionnaire.
Commençons par la seule question ouverte du questionnaire : « Qu’est-ce qu’un écologiste radical ? » auxquels ont
répondu 165 enquêtés sur les 300. De manière surprenante pour cette catégorie de répondants, les jeunes ont une vision négative de la radicalité écologiste ! Pour eux, « radical » n’est pas un mot à connotation positive, il est tout de suite classé comme extrême, nécessairement « trop de » quelque chose qui demeure vague. Ainsi, ce qui revient dans les 165 réponses ouvertes, c’est que les écologistes radicaux « ne vivraient que pour l’écologie », « il serait impossible de dialoguer avec eux » car « ils seraient sans ouverture d’esprit », et qu’ils « voudraient imposer leur point de vue », et
« pourraient être agressifs » et surtout, ils « seraient beaucoup dans le jugement, intolérants face à ceux qui n’agissent ou ne pensent pas comme eux ». C’est donc le regard social posé sur le radicalisme qui est ici à la base de leur réaction. Pourtant, à l’inverse, lors des entretiens, ‘Antoine’ et ‘Noémie’ nous ont dit ne pas chercher à influencer les autres ni à imposer leur point de vue : « je ne m’amuse pas du tout à convaincre les gens à (…) avoir des gestes plus écologistes.(…). Ca sert à rien de convaincre les gens un par un » (Antoine). Une autre tendance qui peut être observée dans les
réponses est celle de l’image stéréotypée de l’écologiste radical, souvent renvoyée par les films de personnes vivant complètement à l’écart de la société, tel « Captain Fantastic » ou rejetant la modernité : « J’ai l’idée du stéréotype qui se lave pas, mange que de la salade, et renie ceux qui ne font pas comme lui, en brisant les vitres des boucheries. (…) », une image soutenue par les grands médias. Dans de nombreux films, les radicaux écologistes sont souvent les
« méchants », comme dans « Kingsmen » ou le personnage Thanos dans la série Avengers. Pour sa part, dans son dernier livre, « Impact », O. Norek raconte l’histoire du processus par lequel un écologiste qui devient radical en vient à assassiner le PDG d’une grande compagnie pétrolière. « Avatar » de J. Cameron, qui fait l’apologie d’une approche spirituelle ‘Gaia’ de la relation à la nature, fait plutôt figure d’exception. Ces différentes réponses soulignent à la fois un inconfort à l’égard de l’idée de radicalisme et une absence de consensus autour de la définition de l’écologiste radical chez les jeunes, chacun l’interprétant différemment mais souvent de manière
négative ou stéréotypée. Pour autant, ils sont pour la plupart d’accord sur les efforts à allier discours et pratiques et à donner une très grande priorité à l’écologie. Ainsi, certains jeunes ne se disent pas radicalisés écologistes soit parce qu’ils ont peur d’être stigmatisés soit, pour d’autres, parce qu’ils ont la conviction d’agir « pour de bonnes raisons ». D’autres encore ne « pensent pas faire assez d’actes écologistes » pour être qualifiés d’écologistes radicaux, à l’instar de Noémie qui expliquait être radicale « dans les pensées mais pas dans les actions », alors qu’elle cumule des pratiques écologistes individuelles dans sa vie quotidienne et participe à des actions de désobéissance civile – ce qui est perçu par la majorité
comme étant radical.
Deux catégories de jeunes écologistes
La diversité dans les représentations sociales de la radicalité écologique nous a amené à scinder notre population d’enquête en deux groupes. Les premiers sont ceux qui se disent radicaux tandis que les seconds sont ceux que nous qualifions de radicaux en raison de leurs discours et des actes qu’ils rapportent, qu’ils se disent écologistes radicaux ou non.
Pour faire cette distinction, il a fallu croiser les réponses aux différentes questions renvoyant aux discours d’une part, et d’autre part, à leur propre positionnement de radicalité sur une échelle de 0 à 10, 0 correspondant à un climato-sceptique et 10 à un écologiste radical. Une analyse minutieuse des réponses a révélé que le profil des jeunes se disant écologistes à 8, 9 et 10 était assez similaire. Ils tiennent les mêmes discours très engagés, cumulent les pratiques écologistes et s’engagent ou aimeraient s’engager dans un futur proche dans des actions collectives en faveur de l’écologie. Nous les
avons donc rassemblés dans une seule et même catégorie, les jeunes écologistes se revendiquant radicaux. Ils sont 65,14 hommes et 51 femmes, pour un total de 21,7% de la population d’enquête. Il faut tenir compte bien entendu du faible nombre d’hommes, mais on peut remarquer que les hommes et les femmes sont proportionnels en termes de revendications de radicalité.
Pour le second groupe, nous avons regardé chacun des 300 répondants pour distinguer l’écologiste engagé del’écologiste radical. Au final, 69 jeunes parmi les 300, sont radicalisés selon nos critères, ce qui représente 23% de la population d’enquête totale. Sur leur propre classement, il y avait une variance de 5 à 10. Pour autant, à la lecture de leur profil, 18 jeunes écologistes se disant 8 et 9 ne correspondaient pas à nos critères et ont donc été enlevés. Il s’agissait de jeunes engagés pour l’écologie mais non radicalisés, soit parce qu’ils n’en avaient pas le discours, soit parce qu’ils n’accumulaient pas d’actions qui allaient à l’encontre de l’ordre public ou des normes sociales en vigueur. Leur classement renvoyait donc à leur perception de soi.
C’est en analysant l’origine sociale qu’une différence est apparue entre ceux qui se disent radicaux et ceux qui le sont selon nos critères. C’est la classe moyenne supérieure qui recense le plus de jeunes se disant écologistes radicaux mais c’est, dans notre enquête, la classe populaire qui recense proportionnellement le plus de jeunes radicalisés selon nos critères au sein de sa population. Si 22,72% des jeunes de la classe moyenne se disent radicalisés, il s’agit de 15,38% de la classe populaire. A l’inverse, 27% des jeunes de la classe populaire sont radicalisés selon nos critères, de par leurs actes et leurs discours contre 23,5% des jeunes de la classe moyenne. Les répondants de la classe populaire se radicalisent donc légèrement plus. Ces résultats sont surprenants puisque les grandes enquêtes déjà réalisées sur le sujet montrent que la classe populaire n’est pas la plus impliquée en faveur de l’écologie. A grande échelle, verrait-on
donc dans les classes précaires, moins d’impliqués certes mais plus radicaux qu’au sein des classes moyennes ? Nous sommes bien conscients que le nombre de réponses obtenues ne permet pas de généraliser à la population, il s’agirait d’un signal faible, mais nos résultats méritent que l’on s’y attarde car ils problématisent les liens souvent faits entre niveau de scolarité et environnementalisme chez les jeunes. Malier explique qu’il faut « souligner la faible représentation des membres des classes populaires parmi les militants. L’écologie est pour l’instant restée un mouvement de classes moyennes, aussi bien électoralement que dans la
composition sociale de ses militants » (dans Giraud, 2017). D’un autre côté, Bozonnet expliquait (2008) que la transmission de l’environnementalisme se faisait facilement si l’un des deux parents avait un niveau d’étude élevé. « Les enfants dont les parents ont un haut niveau d’études s’engagent dans l’action environnementale, même si eux-mêmes n’ont pas été socialisés par l’école et ne possèdent pas ce haut niveau » . Ceci montre que les individus engagés pour l’écologie ont soit eux-mêmes un haut niveau d’études soit leurs parents (en particulier la mère). Or, ce sont principalement les classes sociales favorisées qui font de longues études, la classe populaire ne devrait donc pas, en principe, être celle qui est la plus engagée. Le collectif Quantité́ Critique a observé les mêmes résultats chez les manifestants des marches pour le climat : il s’agirait en majorité de jeunes diplômés issus de catégories socialessupérieures : « Ceux qui se mobilisent sont d’abord des jeunes qualifiés et des enfants de cadres » (Libération 2018). Donc, que ces CSP soient davantage attirés n’est pas à remettre en question mais il s’agit plutôt ici de questionner les CSP comme facteur explicatif de la profondeur de radicalité écologique des engagés.
Un autre élément d’explication est offert par Comby pour qui (2019) « les personnes défavorisées sont écologistes à leur insu »puisqu’elles adoptent des pratiques écologiques par nécessité, comme ne pas prendre l’avion, manger moins de viande ou pratiquer les économies d’énergie ce qui expliquerait pourquoi ils ne se disent pas écologistes. Cependant, notre enquête nous amène à une différente conclusion sans exclure celle de Comby. Rappelons que selon nos critères,
pour être un écologiste radical, il faut que l’individu ait une intention et qu’il allie grands discours et actions fortes. Les jeunes répondants à l’enquête qui sont issus des classes précaires ne peuvent donc pas être écologistes à leur insu en raison de leurs réponses. Quelle peut donc être la raison, peut-on faire une hypothèse à partir des résultats de notre enquête ?
En s’intéressant plus en détail à ces 7 jeunes issus de la classe populaire, il semblerait que le niveau d’étude atteint par le jeune lui-même (et non pas ses parents) joue un rôle dans leurs cas. En effet, le point commun majeur entre ces sept jeunes est qu’ils font tous ou ont fait de longues études, Bac+5. Ils estiment pourtant que la famille et l’école ne les ont pas beaucoup sensibilisés à l’écologie : 4 sur les 7 estiment qu’aucun membre de leur famille proche n’est écologiste,
contrairement à ceux qui se disent écologistes radicaux (rassemblant les réponses de la classe moyenne, supérieure et populaire) qui étaient 74 %. A la question « Qu’est-ce qui vous a beaucoup sensibilisé à l’écologie ? », la famille et l’école arrivent dernières, largement derrière les médias et réseaux sociaux ; les films, documentaires et séries et les livres. Ceci conforte donc l’explication que le fait de faire de longues études joue un rôle indirect dans la radicalisation écologiste. Ces jeunes sont en pleine ascension sociale et on peut s’imaginer qu’ils côtoient beaucoup de jeunes de la classe moyenne supérieure, qui est la classe sociale se disant la plus engagée pour le climat et à laquelle ils essaient de ressembler. Un
élément d’explication pourrait donc se retrouver dans l’éducation familiale, extra-scolaire qui, si elle n’a pas sensibilisé ses enfants à l’environnement, les a peut-être fortement encouragés à s’élever dans l’échelle sociale par l’éducation et l’école et ainsi, à les mettre en contact avec des valeurs et des discours écologistes. Ceci renvoie d’ailleurs à l’explication principale de Noémie, qui s’est engagée « parce qu’elle connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un ». Elle a pu ainsi prendre contact avec des militants écologistes radicaux et très engagés dans la désobéissance civile qui lui ont nonseulement donné l’envie d’en faire à son tour, mais aussi donné accès aux ressources nécessaires pour y participer. Il se pourrait donc qu’au-delà de l’éducation associée à l’environnement, la culture familiale relative aux études supérieures joue un rôle chez les radicaux issus des classes plus précaires. Puis, ces jeunes auraient développé leur engagement écologiste lors de leurs études supérieures.