UN « SOUS-RÉSEAU » PRO-NUCLÉAIRE QUI ASSAILLE LES JOURNALISTES

Ne ratez pas l’émission « Nous n’avons qu’une terre » du 17Mars à 12h sur la fusion IRSN/ASN , Divergence FM 93,9

« Il leur suffit d’une imprécision pour décrédibiliser l’entièreté d’un article »

Les journalistes chargés d’écrire sur le nucléaire le savent bien : « C’est la matière la plus abrasive du journalisme énergie », nous résume l’un d’eux. Pas tant pour sa technicité, pourtant particulièrement complexe, mais pour l’accueil explosif fait à chaque article sur le sujet par les pro-nucléaire. Depuis quelques années, sur les réseaux sociaux et en particulier sur Twitter, est apparue une communauté de défenseurs de la filière qui n’hésite pas à interpeller les journalistes de façon hautaine et virulente, qui s’apparente à du « troll », voire du « harcèlement » selon les concerné·es.

« N’IMPORTE QUEL JOURNALISTE A EU AFFAIRE À EUX »

Tous les journalistes « énergie » avec qui Arrêt sur images a échangé pour cet article connaissent leur existence, ayant déjà eu affaire à ce que certain·es appellent avec ironie « l’armée mexicaine des ingénieurs d’EDF ». Plusieurs nous ont indiqué avoir dû mettre en place des outils – tels que des applications qui permettent de bloquer un grand nombre de comptes en peu de temps – pour se prémunir des « shitstorms » que lancent ces « pro-nuke » lorsqu’un article ne leur plaît pas (tous se défendent par ailleurs fermement d’être anti-nucléaire) « N’importe quel journaliste qui a couvert le sujet de près ou de loin a eu affaire à eux », commente Loup Espargilière, fondateur et directeur de Vert le média. Valéry Laramée de Tannenberg, le président de l’Association des journalistes environnement, qui rassemble et forme les journalistes traitant de questions environnementales, se souvient lui aussi auprès d’ASI avoir reçu des « réactions extrêmement virulentes » de la part de pro-nucléaire après avoir organisé en 2021 un webinaire avec l’autrice d’un récent ouvrage sur Tchernobyl.

Journaliste « énergie » au Monde, Nabil Wakim, joint par ASI, identifie « une communauté sur Twitter qui s’est solidifiée autour du nucléaire et va commenter, pointer des erreurs, distribuer des bons et des mauvais points ». Il observe aussi un « effet néfaste de communauté » avec « du harcèlement, des accusations de partialité, des retweets de critiques virulentes ». Le journaliste de Libération Jean-Christophe Féraud explique à ASI ne pas penser que cette communauté ait pour « entreprise délibérée de troller les journalistes », mais que l’effet de communauté et le « biais cognitif où tout le monde est d’accord » des réseaux sociaux fait émerger « une sorte de Nuclear Pride, qui est une forme d’activisme nouvelle », dit-il en faisant référence notamment à l’association Les voix du nucléaire, créée en 2018 « par et pour des travailleurs de la filière du nucléaire », comme nous vous le racontions en 2020.LIRE AUSSICLIMAT : ET VOICI LES ÉCOLOS PRO-NUCLÉAIRE !

Mais l’effet de communauté n’explique pas tout. En janvier 2021, Éric Vidalenc, directeur de l’Agence de la transition écologique (Ademe) dans les Hauts-de-France et auteur d’un blog pour Alternatives Economiques, avait repéré la multiplication de messages copiés-collés sur Twitter, en réponse à l’un de ses tweets sur Fessenheim : « Les bots sont de sortie », observait-il alors. Quelques mois plus tard, en avril, il repérait à nouveau un message copié-collé, posté à la fois sur le compte de Tristan Kamin, l’un des plus influents de la sphère pro-nucléaire, et sur un compte anonyme en réaction à un débat sur le nucléaire organisé par Reporterre. Plus récemment, le 20 février, Éric Vidalenc faisait remarquer qu’à la suite d’une critique exprimée à son encontre par un pro-nucléaire sur Twitter, une dizaine de comptes automatisés avaient immédiatement « liké » la critique pour la crédibiliser – sans toutefois qu’il ne démontre l’intentionnalité de ces « bots à concours » pour défendre le nucléaire, ce qu’a souligné après publication de cet article le journaliste Vincent Glad d’abord sur Twitterpuis dans Marianne.

Eric Vidalenc repère des « bots » pro-nucléaire sur Twitter

« Clairement, ils fonctionnent en réseau », estime Loup Espargilière. « Quand on poste un papier, il peut ne rien se passer pendant deux heures, et ensuite ils débarquent à 500. Ça ne peut pas être le jeu des algorithmes. » Il n’est pas le seul à l’avoir remarqué, loin de là. « Quand il y a un raid, c’est toujours le même commentaire ou presque, que tout le monde diffuse », souligne auprès d’ASI Anne-Claire Poirier, journaliste indépendante spécialisée dans l’énergie. « C’est de l’interpellation par disqualification, et ça peut aller jusqu’à l’insulte », témoigne encore Jean-Christophe Féraud. « Les choses inexactes, ça les énerve, et ils vont jusqu’à dénigrer le journaliste. » 

Une « spécificité » sur laquelle insiste Anne-Claire Poirier : leurs messages sur les réseaux sont « anormalement violents ». Elle a ainsi recensé certains messages reçus sur LinkedIn, plateforme professionnelle où les comptes ne sont pas anonymes et où l’employeur des utilisateurs apparaît. Morceaux choisis : « Vous l’avez payé cher, votre diplôme de journalisme ? Si oui, demandez un remboursement » ; « Encore un torchon de journaliste qui ne comprend rien » ; « Vous vous dites journaliste ? » ; « Vous êtes nulle ». Nabil Wakim abonde : « On voit des choses très agressives, même sur un réseau professionnel comme LinkedIn. » Jean-Christophe Féraud ajoute : « Les plus agressifs, ce sont des gens qui travaillent dans le nucléaire. Je peux comprendre qu’ils défendent leur boulot, que cela les énerve de lire des choses parfois inexactes. Par contre, ils ont des modes d’interpellations qui peuvent être assez grossiers. »

« ON A CONSTITUÉ COMME UN SOUS-RÉSEAU », DIT UN « INFLUENCEUR DU NUCLÉAIRE »

Tous les journalistes citent le même compte comme l’un des plus actifs et des plus influents : celui de Tristan Kamin, qui se décrit sur Twitter comme un « ingénieur sûreté nucléaire » et fait partie du conseil d’administration de l’association Les voix du nucléaire. Fort de ses 56 000 abonnés, Kamin n’hésite pas à apostropher journalistes comme politiques avec véhémence. Les journalistes de Reporterre – média qu’il ne porte pas dans son cœur – deviennent ainsi « les idiots utiles des énergies fossiles ». En novembre, l’hebdomadaire La Presse de la Manche tirait le portrait de Kamin, qui vit dans le Cotentin. Il y raconte être devenu « de plus en plus proactif » sur Twitter : « Je me suis beaucoup engagé à défendre le rôle du nucléaire dans ces problématiques. Je suis dans l’échange sur ce sujet qui déchaîne les passions et qui n’est quasiment jamais abordé sous cet angle, » déclare-t-il en avouant « répondre du tac au tac » à des propos sur le nucléaire parce qu’il « connaît le sujet » et que celui-ci « n’est toujours pas le bienvenu dans le débat médiatique ». 

"Influenceur" et ingénieur nucléaire
« Influenceur » et ingénieur nucléaire

La Presse de la Manche, 30 novembre 2022

Un portrait de Kamin réalisé par la Société française d’énergie nucléaire précise : « Très actif sur Twitter, sans pseudonyme, Tristan Kamin répond aux fake news sur le nucléaire. » Sans préciser qu’il répond de la même façon aux « vraies news » et aux journalistes qui les produisent. Dans la Presse de la Manche, Kamin confirmait surtout l’existence d’une communauté de comptes pro-nucléaire qui interagissent : « Je ne suis pas seul à le faire, on a constitué comme un sous-réseau. » Auprès d’ASI, Tristan Kamin explique que « comme toute communauté en ligne », les défenseurs du nucléaire sont « regroupés par petit ou grand nombre sur des boucles WhatsApp ou des serveurs Discord », qu’il décrit comme des « newsletters informelles » où ils se partagent des articles, discutent et débattent. « L’organisation se limite à ça », dit-il, en niant utiliser des bots pour gonfler les vagues de réponse. 

Il attribue « l’effet «meute» » au fonctionnement de Twitter, qui pousse à l’interaction : « Il suffit qu’un gros compte comme le mien réagisse à un article pour que des tas de gens qui me suivent voient ma réaction. » Lorsqu’on le questionne sur le ton qu’il emploie pour répondre aux journalistes, il suggère de « poser la question autrement », et détaille : « Est-ce qu’il n’y aurait pas un problème, systématiquement, d’articles désinformateurs, malhonnêtes, tronqués ou partiels de la part des médias ? Le problème, il est peut-être de ce côté-là. Peut-être que c’est ça qui suscite un agacement, des réactions systématiquement négatives, parce qu’il y a systématiquement des choses négatives à reprocher. » Selon lui, les accusations de malveillance sont « un bon moyen [pour les journalistes] de ne pas se remettre en cause ». Lui pense au contraire qu’il « y a un problème systémique, effectivement, de l’expertise des journalistes et de leur rigueur de travail ». Est-ce que lui aussi se remet en question ? « Bien sûr ! »

« Il est ingénieur sûreté, mais quand on regarde son activité sur Twitter, on se demande quand il a le temps de faire de la sûreté : il passe sa vie à faire du troll », note un journaliste environnement qui préfère ne pas être nommé – pour éviter toute rétorsion sur les réseaux sociaux. Kamin précise à ASI qu’il tweete sur son temps libre ou son temps de pause au travail, et que son employeur (qui n’est pas EDF) « [le] laisse tranquille tant qu'[il] ne les implique pas ». Victor Roux-Goeken, journaliste Environnement et ancien chef de la rubrique « énergie » du média Contexte, observe lui aussi les « salves de critiques » de ce « sous-réseau », et explique à ASI avoir réfléchi à « faire une cartographie des nucléopathes » pour le site, spécialiste des réseaux de pouvoir et d’influence. « On ne l’a pas fait, parce que ça revenait à leur donner trop d’importance. »

« ON ME DÉNIE MA QUALITÉ DE JOURNALISTE »

Jean-Christophe Féraud, de Libération, a le souvenir récent d’une « petite vague » de trolls : la publication début février d’un article sur la « retraite à 60 ans des vieux réacteurs d’EDF ». C’est le tweet volontairement provocateur du correspondant à Berlin du quotidien, Christophe Bourdoiseau, qui a déclenché les hostilités des pro-nucléaire : « La France prend le risque d’un accident nucléaire. Pour sauver le climat ? »

"Libé" tente un jeu de mots sur la retraite des réacteurs nucléaires
« Libé » tente un jeu de mots sur la retraite des réacteurs nucléaires

Libération, 5 février 2023

Suit un torrent de critiques des « pro-nuke » dirigées surtout vers le modèle allemand, qui a abandonné le nucléaire au profit des énergies renouvelables et récemment relancé le charbon, abondamment critiquée par les pro-nucléaire (Extrait choisi : « T’oublieras pas de nous donner des nouvelles de la transition énergétique allemande. »). Cet article est une « démonstration de bêtise » pour Tristan Kamin, tandis que d’autres comptes attaquent sa « piètre qualité », questionnent « l’expertise technique » de Jean-Christophe Féraud ou lui donnent des leçons : « Respectez votre sujet. » À ASI, Féraud résume : « Dès qu’on fait un truc un peu clivant, ça les énerve. » À l’inverse, il observe que les pro-nucléaire ont beaucoup de mal à attaquer sur les articles les plus factuels, par exemple ceux concernant la mise à l’arrêt du parc.

Toujours en ce début février 2023, la rubrique « énergie » de Contexte a publié un article d’Anne-Claire Poirier sur le chantier de fusion des organes de gestion des risques nucléaires dans le parc français. Poirier tweete l’article en reprenant les informations principales, ce qui fait aussitôt réagir Tristan Kamin sur une mention de Tchernobyl, sur un ton agressif : « Hein ? Mais ? HEIN ? L’écosystème actuel date de 2006 (Tchernobyl+ 20 ans) et il n’est pas question de revenir au système pré-Tchernobyl. Là tout de suite je m’inquiète moins de la fusion ASN/IRSN que de la fusion Contexte/Reporterre ! » Il parle ensuite de « sottises » et fait la leçon à la journaliste : « Votre thread fait comme si la loi TSN n’existait pas alors qu’elle est purement et simplement la base de toute l’organisation actuelle et future de la sûreté nucléaire qui est l’objet de votre article » Avant d’avouer, quelques minutes plus tard, qu’il n’a en fait pas lu l’article lorsqu’elle le lui fait remarquer – puis, deux semaines plus tard, qu’il n’avait aucune idée des conséquences de la fusion des organes de gestion des risques, pourtant critiquée par les syndicats et nombre d’experts.

L'article de "Contexte" attire les foudres des pro-nucléaire
L’article de « Contexte » attire les foudres des pro-nucléaire

Contexte énergie, 9 février 2023

En ce début février, c’est seulement lorsque le chef de la rubrique, Victor Roux-Goeken, prend la parole pour défendre l’article face aux critiques de « certains influenceurs du nucléaire qui préfèrent la mythologie aux faits et qui ne lisent pas les contenus », que le ton agressif de Kamin envers la journaliste disparaît. « Il n’y a pas une ligne à changer à ce papier, » écrit Roux-Goeken. À ASI, il confirme : « Cet article, j’en assume chaque virgule. Ça illustre assez bien l’état d’esprit de ces comptes et de leur incapacité à émettre des critiques à l’égard de la filière. »

« Contexte » défend son article critiqué par « les influenceurs du nucléaire »

Victor Roux-Goeken, Twitter, 9 février 2023

Après son tweet, Tristan Kamin répond à Victor Roux-Goeken : « Admettons », et la tempête virtuelle se calme. À ASI, Kamin dit qu’il parlait « du tweet, qui contenait une contre-vérité, et pas de l’article » – admettant qu' »effectivement, à ce moment-là, [il] ne l’avai[t] pas lu » et a « réagi un peu rapidement ». Il insiste sur le « refus en bloc » des journalistes de reconnaître leur erreur et ajoute : « Vous pouvez y voir de l’agressivité, mais [le déni des journalistes] je trouve ça scandaleux. Je pense que mes propos ont été plutôt contenus à ce moment-là. » Pour Anne-Claire Poirier, qui est journaliste indépendante, ces attaques ciblées sont d’autant plus pénibles qu’elles la mettent en cause personnellement, en tant que pigiste. « Ça me gêne par rapport aux rédactions avec lesquelles je travaille, dit-elle. C’est infâmant : cela fait 10 ans que je traite du secteur de l’énergie. » Elle souligne que ces pro-nucléaire sont presque exclusivement des hommes qui « se confortent entre eux dans l’idée que je ne suis pas légitime à parler ». 

Elle se souvient du « raid » le plus violent à son encontre, en août 2021, sur LinkedIn, suite à un article dans Vert sur les déchets nucléaires : « J’ai eu le malheur d’écrire que les recherches sur le nucléaire de quatrième génération ont «échoué» : elles ont été discrètement arrêtées en 2019 sans trop d’explications… Ça a été l’avalanche de commentaires, en une après-midi. » Extraits : « Complètement faux… Merci de ne pas propager de fausses informations anti-nucléaire » ; « Au minimum votre formulation est maladroite. Au pire elle est fallacieuse » ; « Vous êtes nulle ou vous faites de la propagande ? Renseignez vous avant d’écrire n’importe quoi. » Poirier explique avoir fini par retirer la « petite phrase » qui disait que les recherches avaient échoué (la version originale est toujours disponible chez Internet archive). « Il leur suffit d’une imprécision, une petite phrase et ils s’engouffrent dans la faille pour décrédibiliser l’entièreté d’un article, » soupire-t-elle. « Ils utilisent une micro-erreur pour jeter tout l’article avec l’eau du bain », renchérit Victor Roux-Goeken.

L'article de "Vert", avant et après

L’article de « Vert », avant et après

Vert, août et septembre 2021

LE « CHERRY-PICKING » DES DÉFENSEURS DU NUCLÉAIRE

Aux yeux des pro-nucléaire, tout n’est pourtant pas à jeter dans le journalisme énergie. « Il arrive qu’à Contexte, on apporte des informations que les «experts» du nucléaire n’ont pas, donc on n’est pas forcément les plus ciblés », pointe d’ailleurs Victor Roux-Goeken. L’analyse de Contexte sur les anomalies du parc nucléaire depuis 40 ans, qui rassemblait des données de plusieurs centrales sur une longue période, a été citée par les pro-nucléaire… mais ils n’y ont pris que ce qui servait leur propos, observe le chef de rubrique. 

Jean-Marc Jancovici, dans un entretien accordé en 2020 à Marianne, a ainsi cité le travail de Contexte : « Le site Contexte a d’ailleurs été regarder en détails la base d’incident de l’IRSN, en constatant qu’il n’y avait pas de corrélation entre l’âge des réacteurs et le nombre d’incidents relevés dans l’année sur un réacteur. Donc l’argument des «à quarante ans il faut impérativement tout arrêter» n’est malheureusement pas fondé. » Son argument ne repose que sur la première partie de l’article de Contexte, qui montre en fait dès l’introduction que « parmi les dysfonctionnements déclarés, ceux liés au vieillissement sont de plus en plus nombreux ». Pour Victor Roux-Goeken, c’est un exemple typique de « cherry-picking » : les défenseurs du nucléaire « picorent » les informations qui peuvent leur servir. 

Par exemple lorsqu’un autre compte pro-nucléaire influent, Laydgeur, tweetait un montage destiné à montrer que « la totalité des déchets nucléaires de haute activité produits par la France depuis 60 ans » pourraient tenir dans le Vieux-Port de Marseille (montage qu’il poste à répétition depuis 2019). « J’avais répondu que ça n’avait aucun sens parce que ce n’est pas une question de volume, et j’avais reçu beaucoup de réponses de pro-nucléaire », se souvient Victor Roux-Goeken. Il s’était alors contenté de rappeler que l’étendue de la zone d’implantation du projet de stockage profond Cigeo représentait 29 km², « soit un huitième de la surface de Marseille »

L'image trompeuse de "la totalité des déchets nucléaires français" contenus dans le vieux-port de Marseille
L’image trompeuse de « la totalité des déchets nucléaires français » contenus dans le vieux-port de Marseille

Laydgeur, Twitter, 2 septembre 2021

À force de partages sur les réseaux sociaux, le montage circule beaucoup, jusqu’à être repris à l’antenne de BFMTV en février 2022. « Regardez cette simulation : ce cube, c’est le volume total qu’on a produit de plus dangereux en matière de déchets radioactifs sur les 60 dernières années, et là c’est le port de Marseille que vous voyez, explique la journaliste à l’antenne. Donc en fait, le volume, il n’est pas colossal. » 

L'info (trompeuse) du cube de déchets de haute intensité finit sur BFMTV

L’info (trompeuse) du cube de déchets de haute intensité finit sur BFMTV

BFMTV, 10 février 2022

Laydgeur s’était ensuite félicité de cette opération de com’ rondement menée, en citant la journaliste ayant réalisé le sujet : « Mes images sur le cube de déchets nucléaires sur le port de Marseille sont passées sur BFMTV ! »

Sur BFMTV, l’info venait d’un militant pro-nucléaire
DIALOGUE IMPOSSIBLE

À force de voir leurs compétences remises en question, leur travail rabaissé voire disqualifié, et de subir le ton moralisateur des « trolls » les plus actifs, plusieurs journalistes nous disent avoir bloqué les comptes pro-nucléaire sur les réseaux sociaux. « On m’a accusé de faire de l’«idéologie», de vouloir «revenir à l’Âge de pierre» voire de «contribuer à casser le nucléaire français payé par les impôts et le travail des Français», d’être pour la décroissance – donc la récession, voire la fin des douches, » énumérait Loup Espargilière dans un tweet en février 2022. « Je manque presque de sources dans le nucléaire, tant le dialogue est impossible, soupire Anne-Claire Poirier. Certains confrères en rigolent, en se disant que ce sont des retraités d’EDF qui n’ont rien à faire de mieux. Mais on est tous d’accord pour dire qu’il y a une vraie malveillance. » 

La filière nucléaire « supporte mal la critique en général », explique Nabil Wakim, qui observe « une pratique massive consistant à critiquer tous les gens qui émettent des réserves sur la filière ». Décrire les difficultés du secteur suffit à être taxé d' »anti-nucléaire », dit-il : « Je ne suis ni pro-, ni anti-, mon travail c’est de raconter ce qui se passe. » Selon lui, la polarisation du débat en ligne est allée croissante, en se « cristallisant » chez certains experts ou salariés du secteur. « Je pense qu’une partie de ces gens sont sincères, mais qu’ils ne se rendent pas compte de l’impact de leurs actions et de leur incapacité à débattre, qui est assez frappante. » Certains journalistes y voient une application de la réflexion de Jean-Marc Jancovici sur la presse, une vision qu’on nous résume comme « ces journalistes qui ne comprennent rien ». Pour Jean-Christophe Féraud, de Libération, « il y a un côté «sachants» qui donnent des leçons, en particulier envers les journalistes ». Ce qui l’agace quelque peu : « À Libération, ils nous cataloguent comme des écologistes un peu bêta qui n’ont rien compris au nucléaire, mais ça fait dix ans que je suis le sujet ! J’ai fait des reportages, des enquêtes, des visites de centrales… » 

Auprès d’ASI, Loup Espargilière déplore qu’à travers ce refus de débattre, c’est la question du débat démocratique qui se pose : « La relance du nucléaire est un choix important, qui engage la France sur plusieurs générations, dit-il. C’est donc très important qu’on ait un débat politique et médiatique dessus : quel avenir énergétique, pour quels besoins, voulons-nous en tant que société ? » Mais ce débat est pour l’instant impossible, ajoute-t-il, puisque « le simple fait de dire qu’il faudrait débattre du nucléaire et de l’avenir énergétique de la France énerve beaucoup de gens ». Il cite l’exemple récent d’un article de Vert qui regrettait l’absence de débat au Sénat sur l’accélération du nucléaire : « Je ne m’attendais pas à recevoir autant de commentaires, se souvient Loup Espargilière. C’était du genre : «ce n’est pas votre avis, c’est la science qui compte, pas les citoyens.» Le débat sur l’accélération du nucléaire est compliqué, mais aucun débat ne devrait être trop compliqué pour la démocratie. Interdire par principe le débat sur un sujet, c’est sidérant. » Jean-Christophe Féraud abonde : « Remettre en cause ce qui leur paraît être le momentum du nucléaire, ça les rend dingues. »

Un article de "Vert" qui a provoqué une "salve" de critiques sur Twitter
Un article de « Vert » qui a provoqué une « salve » de critiques sur Twitter

Vert, 25 janvier 2023

Valéry Laramée de Tannenberg voit dans cette impossibilité de débattre une « particularité française » sur un sujet « épidermique », et poursuit : « Il y a un mythe solidement ancré qui veut que la France soit indépendante en production d’énergie grâce au nucléaire. » Pour Jean-Christophe Féraud, les pro-nucléaire sont « tellement caricaturaux qu’ils desservent leur cause ». Tristan Kamin, de son côté, n’a « pas du tout l’impression d’une absence de débat ». Il dit avoir « de plus en plus de dialogue avec des journalistes » et se rendre « disponible » (il a discuté près d’une heure avec ASI). Tout en affirmant penser qu’il y a « vraiment une charge médiatique assez importante contre le nucléaire en ce moment, et un gros défaut de qualité de l’information, un problème de remise en question dans le milieu médiatique, des journalistes ». Entre les deux camps, le débat semble mal engagé, voire impossible. Mais Tristan Kamin est confiant : « L’opinion est déjà en train de changer. En France et en Europe, l’opinion favorable au nucléaire est de plus en plus importante. »

« JE ME RETIENS PARFOIS D’ÉCRIRE CERTAINES PHRASES »

Les journalistes à qui nous avons parlé ont beau être spécialisé·es dans leur domaine, parfois de longue date, ces professionnel·les sont plus d’un·e à avoir été déstabilisé·es par ces « raids ». « Au début, ça peut atteindre. «Tu te dis : Est-ce que j’ai tort, est-ce que j’ai dit une connerie ?» », se remémore Jean-Christophe Féraud. « Ils cherchent à attaquer la moindre erreur pour disqualifier tout le papier. » Ce qui mène ces journalistes à redoubler de prudence. « Sans aller jusqu’à l’autocensure, quoique, nous nous retrouvons à faire attention à nos propos pour ne pas déclencher leur fureur », regrette Anne-Claire Poirier. Suite aux messages reçus sur LinkedIn, elle a changé sa manière de travailler : « Le positif, c’est que mes articles sont vraiment ultra carrés, je vérifie tout. Le négatif c’est que je me retiens parfois d’écrire certaines phrases… Ou en tout cas, je pèse mille fois mes mots. » Elle dit parfois « trembler avant de publier un article ». Sa bio sur le site de Vert fait d’ailleurs clairement référence aux critiques qu’elle a reçues : « Elle met un point d’honneur à répondre aux commentaires, parfois nombreux, que suscitent ses articles sur le nucléaire. »

"Les commentaires, parfois nombreux, que suscitent ses articles sur le nucléaire"
« EDF EST AU COURANT ET LAISSE FAIRE »

Autre point commun à presque tous les journalistes à qui ASI a parlé pour cette enquête : leur questionnement sur le rôle de la filière nucléaire dans ces « shitstorms » coordonnées. Est-ce possible que de grands groupes comme EDF, leader français du secteur ayant un pôle dédié uniquement à sa « stratégie réseaux sociaux » et son « e-influence », n’aient pas connaissance des agissements en ligne de leurs plus fervents militants – voire de leurs employés ? Impossible, répondent les journalistes à qui nous en avons parlé. « Ça ne peut pas ne pas être vu, » dit Victor Roux-Goeken. Pour Anne-Claire Poirier, « EDF est au courant et laisse faire » : les salariés de l’entreprise qui l’ont insultée sur LinkedIn sous leur vrai nom le faisaient sur leur temps de travail. « C’est connu, signalé, et rien ne se passe, soupire-t-elle. Je ne pense pas qu’il y ait des consignes provenant d’EDF, mais que ça ne les dérange pas trop d’avoir des employés qui envoient des insultes sur un réseau professionnel. »

« Je ne suis pas sûr que ce soit une stratégie d’influence actée, mais plutôt que la filière est en difficulté et se sent assiégée », complète Victor Roux Goeken. Un journaliste environnement (qui souhaite rester anonyme) fait remarquer que ce « sous-réseau » d’influenceurs pro-nucléaire peut être considéré comme utile car « Twitter a un impact sur les leaders d’opinion, les politiques et les journalistes », donc « c’est de l’influence indirecte ». Nabil Wakim, lui, estime que se pose aujourd’hui « la question de la responsabilité de la filière, des entreprises comme EDF ou Framatome par exemple ». Il note que ces salariés du secteur qui postent sous leur vrai nom peuvent pourtant desservir l’image de leurs employeurs, par exemple lorsqu’ils « tirent à boulets rouge sur l’éolien » alors même que le développement de l’éolien fait partie de la stratégie d’EDF. 

Impossible, en effet, qu’EDF ne soit pas au courant des activités en ligne d’une partie de ses salariés, alors que le pôle « Stratégie réseaux sociaux et e-réputation » est géré par un « expert en stratégie social media et influence », Thomas Laydis. « On est là pour veiller à la bonne réputation du groupe, déclarait-il sur le podcast d’un entrepreneur en juin 2022. Dans l’équipe, on a une analyste qui veille à toutes les conversations sur EDF sur les réseaux sociaux. » Il y parle aussi de la « charte éthique » qu’a créée son équipe pour « accompagner les salariés qui veulent s’exprimer en leur nom sur les réseaux sociaux, leur expliquer dans quel cadre ils peuvent le faire ». Il précise d’ailleurs : « On n’est pas au-dessus. On se parle, d’humain à humain, on respecte les convictions de chacun. » Ce qui n’est pas flagrant à lire les messages diffusés sur Twitter à l’égard des journalistes par des influenceurs dont il ne peut ignorer l’existence.

Joint par ASI, le directeur « Stratégie réseaux sociaux et e-réputation » d’EDF Thomas Laydis a pris notre appel avant de décliner car « il est sur les pistes de ski ». Le service communication d’EDF a quant à lui renvoyé vers« la personne en charge de ces sujets, en congés en ce moment et difficilement joignable » – Thomas Laydis, donc. La publication de cet article a été décalée de quelques jours afin de nous assurer que ces vacances aux sports d’hiver ne pourraient être invoquées pour éviter de nous répondre. Mal nous en a pris puisque ce lundi 27 février, le service communication d’EDF a répondu à notre demande renouvelée : « Nous vous confirmons que nous ne sommes pas en mesure de répondre favorablement à votre demande d’entretien. »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *