La mobilisation historique des juifs américains face à la dérive d’Israël
INTERNATIONAL
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Par Piotr Smolar (Washington, correspondant LE Monde): La réforme judiciaire engagée par le gouvernement Nétanyahou suscite un rejet inédit dans la diaspora aux Etats-Unis, où de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer le tournant extrémiste de la coalition au pouvoir
Des juifs américains manifestent contre la venue du ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, suprémaciste juif, à Washington, le 12 mars 2023. CELAL GUNES / ANADOLU AGENCY VIA AFP
Une contestation, une révolution, ou un réveil ? On peine à trouver les mots justes, face au débat qui embrase les communautés juives libérales aux Etats-Unis. L’adjectif adéquat, lui, ne fait aucun doute : historique. Tribunes, lettres ouvertes, émissions, manifestations… La réaction de la diaspora aux projets du gouvernement Nétanyahou résonne en solidarité avec les manifestants dans les rues israéliennes. Ces citoyens américains frissonnent encore à l’évocation de l’assaut donné le 6 janvier 2021 contre le Capitole par les partisans de Donald Trump. Aujourd’hui, ils assistent à une offensive d’ampleur en Israël pour écraser les contre-pouvoirs – à commencer par la Cour suprême – au nom d’un programme extrémiste et d’une acception restrictive de l’identité juive.
L’image la plus frappante de cette mobilisation a été l’intervention du rabbin américain Rick Jacobs, fin février à Tel-Aviv, devant la foule des opposants. Le président de l’Union pour le judaïsme réformé, qui regroupe deux millions de personnes aux Etats-Unis, a été acclamé lorsqu’il a exprimé, en hébreu, toute la préoccupation de la diaspora. « Nous parlons par amour, explique-t-il par téléphone au Monde. C’est le moment de s’engager pour un Etat juif et démocratique. Ces deux termes sont aujourd’hui menacés par la coalition composée d’ultraorthodoxes et d’ultranationalistes, qui a une vision suprémaciste du judaïsme, et non pas inclusive pour les laïcs et les réformistes. Je ne peux imaginer un Etat juif non démocratique. Eux, oui. Avec ces changements dramatiques, toutes les minorités seraient menacées, faute de Constitution et d’une Cour suprême ne pouvant plus les défendre. »
Il serait exagéré de parler d’unanimité chez les quelque 7,5 millions de juifs américains qui composent un paysage culturel et religieux complexe. Mais la tendance est claire. Selon une étude du Pew Research Center, en 2020, environ 70 % se disaient démocrates. A leurs yeux, les valeurs de justice et d’égalité importent bien plus que la loi religieuse. Ils n’étaient que 26 % à se déclarer du bord républicain. « Les juifs américains se considèrent comme pro-israéliens, mais il ne s’agit pas d’un enjeu majeur au moment de voter, explique Halie Soifer, présidente du Jewish Democratic Council. Ils ont un lien émotionnel avec Israël, mais se déterminent surtout en fonction de questions intérieures, comme la santé, le contrôle des armes ou la politique climatique. »
Effet miroir
Halie Soifer, qui fut conseillère auprès de quatre sénateurs démocrates, estime que la mobilisation actuelle sort de l’ordinaire. Les crises antérieures qu’a connues Israël impliquaient des attaques terroristes ou des menaces extérieures, qui cimentaient la société israélienne et entraînaient un réflexe de solidarité dans les diasporas. Cette fois, l’enjeu est le devenir de la démocratie en Israël. Or les juifs américains, dit Halie Soifer, établissent un lien entre les deux pays sur ce point. « Nous avons connu des menaces similaires aux Etats-Unis de la part d’un ancien président, Donald Trump, qui a encouragé une insurrection violente et dénoncé le résultat des élections, avec le soutien de nombreux cadres républicains », dit-elle.
L’effet miroir joue à plein. De même que le sentiment d’être considérés par la droite israélienne comme des juifs de seconde zone à l’identité dissoute, invités à ne pas se mêler des affaires du foyer central. Ces deux ressorts expliquent cette fois l’agrégation de personnes et de groupes faisant souvent chemin à part.
Près de 400 rabbins ont signé une lettre ouverte, fin décembre 2022, annonçant qu’ils s’opposeraient à toute prise de parole, au sein de leurs communautés, des membres extrémistes de la coalition. Le texte cite plusieurs projets législatifs qui « causeraient des dégâts irréparables » pour la relation entre la diaspora et Israël, en particulier une révision de la loi du retour – permettant à tout étranger avec un grand-parent juif d’immigrer en Israël –, l’annexion de pans entiers de la Cisjordanie, l’érosion des droits des minorités et bien évidemment, la réforme judiciaire.
L’initiateur de cette lettre est le rabbin David Teutsch, à New York. Engagé depuis longtemps contre l’occupation en Cisjordanie, il a noté que des rabbins habituellement mutiques sur les questions partisanes prenaient la parole. « Pour ceux d’entre nous qui s’opposent au fascisme juif sur des bases à la fois politiques et morales, cela conduit à la plus grande division dans l’histoire entre les juifs américains libéraux et le gouvernement d’Israël. » David Teutsch le reconnaît volontiers : il n’aurait pas employé publiquement, il y a quelques mois, l’expression « fascisme juif ».
Le pessimisme sur la possibilité d’une paix
Le rabbin estime toutefois que la prise de conscience n’est pas encore complète. « De nombreux juifs américains n’ont pas fait la connexion entre la crise intérieure en Israël et ce qui se passe avec les Palestiniens, au-delà de la “ligne verte” [de séparation, datant de 1949]. Mais elle va se faire. Pour beaucoup, le pogrom organisé par des colons dans le village palestinien de Huwara a provoqué un réveil brutal, changeant la perception de ces colons. »
Des juifs américains manifestent contre la venue du ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, suprémaciste juif, à Washingon, le 12 mars 2023. CELAL GUNES / ANADOLU AGENCY VIA AFP
D’autres préfèrent se focaliser sur la crise institutionnelle, tel Offir Gutelzon, 47 ans. Celui-ci a quitté Israël et s’est installé aux Etats-Unis en 2011. Il y a créé une start-up dans la Silicon Valley, qui propose une bibliothèque numérique pour conserver les dessins et les photos des enfants. Offir Gutelzon, laïc convaincu, se définit comme « israélo-américain avec une très forte fierté juive ». A San Fransisco, il a fondé une organisation appelée UnXeptable, dénonçant les agissements de la droite israélienne. L’association a été l’un des coordinateurs du rassemblement à Washington, le 12 mars, devant l’hôtel où le ministre des finances xénophobe Bezalel Smotrich était descendu. « Nous ne critiquons pas l’occupation ou l’annexion. Nous dénonçons une volonté de changer les règles du jeu démocratique, l’équilibre des pouvoirs. On nous a accusés d’être des anarchistes, des gauchistes, de laver le linge sale à l’extérieur d’Israël. Mais cette crise est le fait du gouvernement et de son coup d’Etat judiciaire ! »
Du côté israélien, la crise actuelle est le point culminant de tendances lourdes, remontant à l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un extrémiste juif, en 1995. Dès lors, un double mouvement s’est esquissé. Le premier est la montée en puissance des colons, tandis qu’un pessimisme s’installait sur la possibilité de la paix, à la suite des attentats palestiniens de la seconde Intifada au début des années 2000. Le second est l’affirmation d’un nationalisme populiste, à droite, prenant pour cible toute organisation, média ou minorité ne correspondant pas à cette ligne.
Choisir son « camp »
Pendant longtemps, le débat critique sur ces évolutions a été cantonné, aux Etats-Unis, à des cercles restreints et militants de la diaspora. Au fond, l’attachement traditionnel à Israël, seul foyer national juif au monde, l’emportait sur le reste. D’autant que beaucoup de juifs américains avaient une vision idéalisée du pays, une sorte de carte postale ensoleillée, renforcée par les voyages gratuits proposés par l’organisation Birthright Israel aux jeunes adultes de la diaspora. C’est cette perception qui est bouleversée depuis plusieurs mois. Pour beaucoup, un voile s’est déchiré, celui du déni, de l’ignorance ou du relativisme au nom d’un attachement sincère à l’Etat hébreu.
On perçoit aussi ce moment de rupture dans la presse dite « mainstream », sous des plumes célèbres. Le 7 mars, l’éditorialiste Thomas Friedman signait un article cinglant, dans le New York Times, intitulé « Juifs américains, vous devez choisir votre camp concernant Israël ». Un « camp », comme dans une guerre civile qui n’autoriserait ni réserve ni neutralité. L’auteur y écrivait ceci : « Israël est confronté à son plus grand conflit interne depuis sa fondation, et chaque rabbin et chaque leader juif en Amérique gardant le silence au sujet de ce combat cesse d’être signifiant. »
Ce réveil forcé était perceptible dans une lettre ouverte publiée le 13 mars par près de 250 investisseurs installés aux Etats-Unis. Venus de tous horizons politiques, ils ont adressé une mise en garde – là aussi, sans précédent – à Benyamin Nétanyahou. « Il deviendra de plus en plus difficile de se faire l’avocat et de défendre Israël sur le plan international », écrivaient-ils, si le projet de la coalition aboutissait. Ces investisseurs se sentiraient « obligés de réévaluer leur confiance dans Israël comme destination stratégique pour les investissements ». La fameuse « start-up nation » se sanctionnerait elle-même si elle se transformait en démocratie illibérale, à la hongroise ou à la turque.
Malaise au Capitole
Même au Capitole, où Israël a toujours bénéficié de puissants soutiens bipartisans, le malaise gagne. A la Chambre des représentants, le démocrate Jerrold Nadler, élu de New York et ancien élève de yeshiva (école religieuse), a signé une tribune alarmiste dans le quotidien israélien Haaretz, le 25 janvier. « Je redoute profondément que cette relation essentielle [entre les deux pays] puisse être tendue de façon irrévocable si Israël allait de l’avant avec les amendements antidémocratiques du ministre de la justice. »
Nétanyahou voit ses propres soutiens s’effriter. Certaines organisations comme le American Jewish Committee (AJC), ou le groupe d’influence American Israel Public Affairs Committee (Aipac), s’étaient félicitées de son retour au pouvoir, fin 2022. Pourtant, l’une des figures pro-israéliennes les plus à droite dans le monde des affaires, Miriam Adelson – veuve de Sheldon Adelson, fondateur décédé du quotidien gratuit Israel Hayom – a signé un éditorial retentissant dans ce journal. Elle y dénonçait « la précipitation du gouvernement à ratifier » les réformes, alimentant le soupçon d’une « action irresponsable ». Les Adelson, toujours hostiles à un Etat palestinien et soutien des colons, ont figuré parmi les plus importants donateurs de Donald Trump.
Ce dernier a mené une politique totalement favorable à la droite israélienne, réjouissant ainsi les évangéliques américains, qui l’ont soutenu massivement. En revanche, l’ancien président conserve une forte amertume contre les juifs américains, qu’il considère comme des ingrats. En octobre 2022, il les appelait à « se reprendre et à apprécier ce qu’ils ont en Israël, avant qu’il soit trop tard. » Cette idée de double loyauté, comme si ces juifs n’étaient pas des Américains à part entière, Trump l’avait déjà exprimée fin 2021 : « Les juifs aux Etats-Unis soit n’aiment pas Israël, soit se désintéressent d’Israël. » Les deux sont faux.
La difficulté à tenir un débat sur le devenir d’Israël au sein des communautés libérales juives américaines relevait aussi, ces dernières années, de la résurgence d’un antisémitisme conspirationniste, mélange de clichés médiévaux et de viralité tristement moderne. Donald Trump l’a lui-même toléré et alimenté. Ses références obsessives à la figure du milliardaire philanthrope juif d’origine hongroise George Soros et au terme de « mondialistes » en sont un témoignage. Elles renforcent, chez les juifs américains, l’importance d’une lutte sans frontière contre les poussées illibérales.
Piotr Smolar (Washington, correspondant)