Premier Sommet polaire international : «Il faut prendre la mesure de ce qui nous attend, et vite»(source Libé)
Durant trois jours, Paris accueille One Planet Polar Summit, premier sommet mondial consacré à l’état des banquises, glaciers et permafrost. Sous les plus hautes et les plus basses latitudes, tout comme en altitude, la cryosphère – cet ensemble complexe de neiges, de calottes glaciaires, de glaciers, de glaces de mer et de pergélisol – subit d’importantes pertes de masse. Elle pourrait atteindre désormais des points de non-retour.
Objectif attendu de ces trois journées : des mises à jour du rapport sur l’océan et la cryosphère rendu public par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en septembre 2019. Le sommet ambitionne aussi d’aboutir, vendredi, à un « appel de Paris pour les pôles et les glaciers », alors qu’Emmanuel Macron participera à la clôture de l’événement.
Les Ministres chargés de la Recherche et de l’Environnement se réunissent pour souligner de nombreuses initiatives de coopération bilatérales ou plurilatérales, mais aussi lancer, avec le soutien de l’Unesco et de l’Organisation météorologique mondiale, la décennie de la recherche polaire.
Un segment politique de haut niveau le 10 novembre 2023 réunira les dirigeants et personnalités des sphères glaciaires et polaires, en présence du Président de la République. Ils entendront les constats et les projections de la communauté scientifique internationale sur la fonte des glaces, les recommandations d’acteurs de la société civile. Ce segment devrait déboucher sur une déclaration politique commune des dirigeants des Etats réunis, sous forme d’un « appel de Paris pour les glaciers et les pôles », visant à structurer la coopération internationale autour de la science et la préservation de l’objectif +1,5°C à 20 jours avant la COP-28. Cette déclaration sera aussi l’occasion de lancer une grande coalition de collectivités côtières solidaires face à l’élévation du niveau de la mer, co-pilotée par le maire de la ville de Nice et hôte de la Conférence Océan des Nations Unies en 2025.
par Anaïs Moranpublié le 8 novembre 2023 à 7h30 (source Libé)
Sur le papier, jamais les régions polaires et les géants de glace n’ont encore fait l’objet d’une telle mise en lumière. A partir de mercredi 8 novembre, la France accueille, au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, le tout premier sommet polaire international – One Planet Polar Summit – consacré, trois jours durant, à la santé et l’avenir de la cryosphère. Banquises, glaciers, permafrost… tous les recoins de la planète qui abritent une forme d’eau à l’état solide sont menacés, comme le rappelle une étude scientifique parue mardi 7 novembre. Plus de quarante nations devraient être représentées. Presque tous les plus éminents scientifiques et glaciologues réunis. Et le sommet doit se clôturer vendredi par un «Appel pour les pôles et les glaciers» lancé par Emmanuel Macron.
A l’heure où l’ONU vient de décréter 2025 «Année internationale de la préservation des glaciers», le coprésident scientifique de ce sommet, Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’école polytechnique fédérale de Lausanne, invite la France à s’engager davantage pour protéger les pôles. Fort d’une dizaine de campagnes de terrain en terres australes et dans le froid arctique, ancien élève du glaciologue Claude Lorius, ex-patron de l’Institut polaire français Paul-Emile Victor (2018-2020), il éclaire les enjeux géopolitiques et scientifiques de cette réunion internationale.
Qu’attendez-vous de ce sommet ?
Une véritable prise de conscience à l’échelle planétaire pour que la cryosphère ne soit plus sous-évaluée dans l’agenda politique. Encore aujourd’hui, dans la plupart des esprits, le pôle Nord et le pôle Sud restent des espaces lointains pour explorateurs, et les glaciers, des objets d’attraction à aller conquérir durant ses vacances… Cette vision est très réductrice. L’effondrement de la cryosphère aurait des conséquences immenses sur nos vies. Deux milliards d’individus dépendent directement de l’eau de fonte annuelle des glaciers, qu’adviendra-t-il d’eux quand ces géants auront disparu ? De même, pour chaque centimètre de montée du niveau des mers, presque trois millions de personnes seront exposées à des risques d’inondations annuelles supplémentaires. Il faut prendre la mesure de ce qui nous attend, et vite.
Que peuvent faire les pays réunis à Paris à partir de mercredi ?
Prendre des engagements concrets. En 2022, lors de la COP 27, 20 pays ont fondé la coalition Ambition on Melting Ice (AMI) pour lutter contre la fonde des glaces et peser lors des grandes réunions climatiques. L’objectif, à la fin de ce sommet, est de monter à une quarantaine de membres. D’ailleurs, la France a fait une promesse d’adhésion. C’est nécessaire. La situation est extrêmement critique.
L’année 2023 est désastreuse pour les pôles et les glaciers…
En Antarctique, c’est une année exceptionnelle. L’étendue maximale de la glace de mer s’est réduite de pratiquement 20 % durant l’hiver austral. Du jamais vu. La communauté scientifique ne sait pas encore si c’est une «simple» anomalie ou une véritable rupture de régime, mais c’est très inquiétant. Du côté de l’Arctique, 2023 intègre le classement des cinq étés avec la plus faible étendue de glace de mer. Glace de mer qui pourrait disparaître lors des saisons estivales dès 2030… Dans les Alpes suisses, où je travaille et vis, les glaciers ont perdu 10 % de leur masse en 2022 et 2023. Tout s’accélère. Presque toutes les observations de terrain suivent les scénarios hauts des hypothèses émises par les chercheurs. J’ai une famille, des enfants et j’aimerais de temps en temps trouver une nouvelle positive, pouvoir leur dire «nous, scientifiques, avons peut-être exagéré», mais l’exact inverse se produit.
Votre toute première campagne de terrain remonte à l’hiver 1988-1989, en Antarctique. Depuis, vous avez foulé cette terre de glace dix fois de plus jusqu’à votre dernière expédition en 2021. Ses paysages se sont-ils métamorphosés en trente ans ?
Les choses ont changé oui, c’est visible à l’œil nu. La première fois que je suis allé à Dumont-d’Urville, la station française située sur l’île de Pétrels en Antarctique, on voyait de la neige à perte de vue, à n’importe quelle saison. Désormais, il peut pleuvoir en été, comme en 2014, 2017 et 2022. Ces précipitations perturbent le taux de reproduction des manchots : elles mouillent le duvet perméable des poussins jusqu’à les faire mourir. Nous sommes au beau milieu d’une manchotière, ces oiseaux de mer sont campés sous nos bâtiments depuis des dizaines d’années, et nous constatons, impuissants, une chute du nombre de poussins. Au pôle Nord aussi, l’évolution est aussi spectaculaire. Nous voyons arriver des poissons originaires de l’Atlantique nord, comme les maquereaux. Dans l’archipel du Svalbard, il est désormais impossible de traverser à motoneige le fjord en hiver qui longe le village scientifique international de Ny-Alesund, car il ne gèle plus… même en hiver.
Etes-vous préoccupé par le tourisme polaire ?
Evidemment. Dans la péninsule Antarctique, au Groenland, autour du Svalbard, croisent de plus en plus de navires de tourisme dotés de capacités d’accueil impressionnantes. Certains atteignent les 1 000 passagers. Ces bateaux ne sont pas tous prêts à affronter les conditions difficiles que l’on rencontre à ces latitudes. Si l’un d’eux s’échoue, les fuites de fioul peuvent être considérables, la pollution pétrolière hors norme, sans compter le risque de pertes humaines. On ne peut pas interdire ce tourisme, en revanche, il faut mettre en place une réglementation beaucoup plus contraignante. En 1991, le protocole de Madrid a déclaré l’Antarctique «réserve naturelle consacrée à la paix et à la science», c’est-à-dire que toute activité localisée au pôle Sud, même touristique, doit faire l’objet d’une autorisation préalable et d’une étude d’impact environnemental, notamment sur la faune. Nous devrions étendre cet encadrement aux autres régions polaires et le renforcer. Pour l’instant, beaucoup d’opérateurs de croisières en Antarctique délivrent leur étude d’impact sans qu’aucun observateur extérieur ne soit venu à bord s’assurer que les règles en rigueur sont respectées. Il faut donc les croire sur parole. Ce n’est plus acceptable.
La fonte glaciaire devient un sujet majeur entre les grandes puissances, puisqu’elle«libère» des espaces vierges à conquérir… Craignez-vous que les enjeux géopolitiques prennent le pas sur l’urgence climatique ?
Le risque existe puisque les sociétés humaines sont toujours avides d’argent, de pouvoir et que les Etats restent motivés par l’idée d’être plus forts que leurs voisins. Ces territoires qui se découvrent au fur et à mesure des années représentent des intérêts énergétiques et économiques colossaux, laissant chaque Etat dans son couloir, alors que ces écosystèmes naissants devraient faire avant tout l’objet de discussions collectives sur leur future préservation. De manière générale, et sans logique aucune, les ententes au nom de la survie de la planète et de l’humanité sont très compliquées. Le mois dernier, les vingt-sept membres de la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique n’ont pas réussi à s’entendre pour la mise en place de trois aires protégées en mer [ndlr : espaces délimités et sanctuarisés pour protéger la biodiversité marine]. La Chine et la Russie ont bloqué le projet, c’est incontestable, mais je remarque que personne n’a été capable de les faire changer d’avis. Voilà neuf ans que cette Commission internationale n’a acté aucune création d’aire marine protégée, aucune ! En 2016, un compromis avait été trouvé pour entériner l’aire marine protégée de la mer de Ross, en face de la Nouvelle-Zélande, parce que le président Barack Obama s’était énormément investi. Aujourd’hui, on manque de voix fortes au plus haut niveau des Etats pour peser dans la balance. Pourtant, ces voix sont d’autant plus nécessaires depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine, puisque les positions de chacun se sont encore plus polarisées et durcies.
Comment se porte la coopération internationale scientifique ?
L’isolement de la Russie, y compris dans le domaine de la recherche polaire et glaciaire, pose d’immenses difficultés pour conduire la science. Nous ne sommes plus autorisés à collaborer avec les chercheurs russes. La Station spatiale internationale oui, mais nous, non. Les dizaines de scientifiques étrangers qui se rendaient en Russie pour y travailler sont désormais interdits d’accès. Les spécialistes russes n’ont plus le droit de publier dans les revues scientifiques, qui sont essentiellement occidentales. Les entreprises américaines ne peuvent plus leur vendre des instruments ou des pièces détachées nécessaires à la poursuite des mesures. Bref, la communauté scientifique internationale est devenue aveugle sur la moitié de l’Arctique, sur la fonte des glaciers, sur les gaz à effet de serre piégés dans les sols de Sibérie. Nous ne sommes plus en mesure de surveiller ce qui se passe en territoire russe, c’est comme si nous avions cassé le thermomètre scientifique.
Actuellement, comment se situe la France dans le domaine de la recherche polaire ?
En 2021, à l’occasion de la 43e réunion consultative annuelle du traité de l’Antarctique tenue à Paris, Emmanuel Macron avait promis des orientations claires et des moyens supplémentaires…
En 2019, un an après avoir pris la tête de l’Institut polaire français Paul-Emile Victor, j’ai commencé à alerter et dire que la France était en train de décrocher. Nous avons 16 millions d’euros par an pour faire tourner nos infrastructures et les missions de nos 300 scientifiques, quand les Coréens du Sud, par exemple, bénéficient d’un budget deux fois et demi-supérieur au nôtre… Dans l’urgence, le gouvernement a tout de même soutenu financièrement nos scientifiques lors du dernier été austral pour mener à bien leur campagne de terrain, alors que le prix du fuel s’était envolé. C’était une rustine budgétaire, et d’autres urgences attendent toujours des enveloppes.
Quelles sont-elles ?
La station Dumont-d’Urville, construite en 1956, n’a pas connu de gros investissements depuis les années 70. Nous ne sommes aux normes ni pour le traitement des déchets et des eaux ni en termes d’énergie renouvelable puisque nous brûlons environ 340 m³ de fuel par an. Il faudrait 150 millions d’euros pour réhabiliter le site. Ensuite, il y a la station Concordia, à l’intérieur du continent antarctique, que nous partageons avec nos collègues italiens. Les matériaux sont mis à mal par des températures qui peuvent descendre jusqu’à -80°C. Pour les renouveler, il faut un budget de 30 millions d’euros. Le gouvernement italien a déjà voté pour ses 15 millions et nous, on attend.
Par ailleurs, la logistique polaire reste sous dotée en postes, certaines personnes bossent jusqu’à 80 heures par semaine… Le droit du travail n’est pas respecté. Il faut agir maintenant. Pour nos chercheurs, pour la science, mais aussi pour notre futur. Car lorsqu’un pays décroche de la recherche polaire internationale faute de moyens, il saborde sa propre voix dans le cadre géopolitique des négociations. Le protocole de Madrid est maintenu jusqu’en 2048 mais, après cette échéance, toutes les cartes peuvent être rebattues. Si la France veut peser pour que ce texte survive, et plus largement diriger les autres nations dans la bonne direction, elle se doit d’investir massivement et tout de suite de l’argent pour permettre à ces scientifiques de mener à bien leurs missions.