Peut-on sauver des glaciers à coups d’ingénierie (et de millions) ?
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Il existe une diversité d’idées plus ou moins réalistes pour essayer de limiter la perte de masse de ces glaciers malgré le réchauffement.Gerhard Krinner
Atlantico : La fonte des glaces constitue, indéniablement, un enjeu particulièrement important aujourd’hui. Le problème apparaît d’autant plus insurmontable qu’il est globalisé en cela qu’il découle du réchauffement climatique. Certains chercheurs proposent désormais des solutions alternatives pour tenter d’infléchir la tendance. Que promet, en matière de fonte des glaces, la géo-ingénierie ?
Gerhard Krinner : Tout d’abord, le problème du réchauffement climatique en soi n’est pas insurmontable dans le sens où nous aurions les moyens de le limiter : les rapports du GIEC montrent que les solutions existent pour nous mettre sur une trajectoire qui limiterait le réchauffement global bien en-dessous de 2°C (sachant que nous sommes déjà à environ 1.2°C par rapport au début de l’industrialisation) – c’est une question de volonté individuelle et politique. Par contre, même si on arrivait à stabiliser le climat à un tel niveau, la fonte des glaces continuerait pour longtemps parce qu’ils sont en déséquilibre avec le climat actuel, qui change vite, et parce qu’ils mettent beaucoup de temps à retrouver leur équilibre : les glaciers de montagne continueraient à perdre de la masse pendant des décennies ou siècles (dépendant de leur taille et de leur situation géographique), et cette perte de masse continuerait encore bien plus longtemps pour les calottes de glace du Groenland et de l’Antarctique.
Ensuite, il faut bien faire attention à ne pas concevoir la géo-ingénierie, qu’elle soit destinée à « sauver » un glacier ou qu’elle soit pensée comme une technique pour limiter le réchauffement global, comme une solution « alternative ». Dans tous les cas, comme toujours, il vaut mieux s’attaquer aux racines d’un problème (les émissions de gaz à effet de serre, cause principale – et de loin – du réchauffement global), plutôt qu’aux symptômes (la fonte d’un glacier). C’est, au mieux, un bricolage à envisager en dernier recours.
Peut-on faire le pari de la seule géo-ingénierie pour pallier la fonte des glaces ? Quels sont les points forts et les points faibles de ces nouvelles technologies aujourd’hui envisagées ?
Il y a plusieurs méthodes de « glacio-ingénierie » qui ont été proposées. Elles sont toutes nécessairement locales : on agit sur le glacier directement. Mais il faut bien être conscient qu’il y a des dizaines de milliers de glaciers de par le monde, allant de petits glaciers de montagne qu’on aurait envie de préserver pour leur rôle de ressource d’eau potable ou d’atout touristique, aux grands glaciers polaires et calottes de glace dont on aimerait limiter la fonte pour éviter une montée trop rapide du niveau de la mer. Il y a donc une diversité d’idées plus ou moins réalistes pour essayer de limiter la perte de masse de ces glaciers malgré le réchauffement.
Pour des petits glaciers de montagne, il y a l’idée de protéger leur surface en été avec une bâche blanche qui réfléchit le rayonnement solaire. Cette idée a déjà été réalisée sur certains glaciers des Alpes, et elle marche, mais si on voulait la mettre en pratique pour tous les glaciers de montagne dans le monde, les coûts seraient prohibitifs (environ 1000 milliards de dollars par an) et la réalisation technique serait impossible vu le grand nombre de glaciers. Et si cette technique permet au mieux de ralentir un peu la fonte, elle ne permet pas de l’arrêter. Bref, c’est une « solution d’urgence » éventuellement envisageable pour une station de ski huppée dans les Alpes, mais pas à plus grande échelle.
Ensuite, il y a une idée qui s’appliquerait à des grands glaciers émissaires des calottes de glace du Groenland et de l’Antarctique. Ces grands glaciers sont alimentés par les chutes de neige au centre des calottes de glace. Ils débouchent sur la mer où ils commencent à flotter et perdent de la masse en vêlant des icebergs et en fondant à cause du contact avec l’eau de mer. Or, l’océan se réchauffe, donc la fonte de la partie inférieure de ces glaciers flottants fond plus vite et fait monter le niveau de la mer. Il y a aussi, pour certains glaciers, une configuration géographique particulière qui fait que cette « fonte basale », comme on l’appelle, peut mener à une déstabilisation mécanique du glacier entier. L’idée proposée est donc, pour ces grands glaciers particuliers, de limiter l’arrivée d’eau profonde et chaude en les protégeant par une espèce de rideau sous-marin. Est-ce réalisable techniquement ? Je ne sais pas, personne n’a encore essayé de construire un tel dispositif. Mais même si c’était réalisable, le coût serait extrêmement élevé. Qui payerait pour une telle solution qui pourrait coûter 50 milliards de dollars au bas mot pour un seul grand glacier en Antarctique ? Et bien sûr, ce dispositif n’empêcherait pas la fonte de ces glaciers à la surface, qui augmenterait évidemment à long terme aussi dans le cas d’un réchauffement.
Une autre idée consisterait à ne pas essayer de limiter la fonte des calottes de glace, mais de pomper de l’eau de l’océan vers le centre de la calotte de glace où il fait très froid et où cette eau gèlerait rapidement. Donc on laisserait la calotte fondre au bord, mais on créerait l’équivalent de chutes de neige supplémentaires au centre. Là, c’est pareil : le coût serait pharaonique. Qui payerait ? Les calculs montrent que l’énergie nécessaire pour pomper l’équivalent de 4 millimètres de niveau d’eau global par an (c’est à peu près la vitesse actuelle de montée du niveau des mers) serait de l’ordre de 10% de la consommation énergétique de l’humanité. Et ça ne concerne que le coût de l’énergie, une fois le dispositif en place. Et la solution ne permettrait en rien de limiter les autres problèmes causés par le réchauffement partout sur la Terre.
Couplée à une action politique globale pour préserver le climat et limiter le réchauffement de la planète, de telles solutions apparaissent-elles pertinentes ? Ou sont-elles trop coûteuses ?
Comme toujours, il faut bien que les gens réfléchissent à des solutions d’urgence. Mais pour l’instant, ces « solutions » sont au mieux un pis-aller, applicables pour l’instant seulement dans des cas locaux bien particuliers, et très coûteux dans tous les cas. Et même si elles étaient réalisées à grande échelle, ces « solutions » n’agiraient que sur un seul des problèmes causés par le changement climatique, et absolument pas sur les autres.
Bref, ces idées spéculent sur des solutions actuellement non prouvées ou non réalisables et ultra-chères, alors que les solutions pour limiter fortement le réchauffement climatique existent. Ce « techno-solutionnisme » est donc souvent à ranger du côté des techniques de délai, qui visent à éviter que des solutions existantes soient mis en œuvre pour limiter le changement climatique pour servir les intérêts d’un petit nombre de personnes au détriment de la grande majorité de l’humanité.