La méthanisation agricole : transition énergétique versus transiti on écologique ?

Depuis qu’elle a débuté, l’actuelle mobilisation des agriculteurs français est régulièrement mise en relation, et parfois en concurrence, avec les questions écologiques, notamment à travers la contestation des nouvelles normes européennes. Ce moment politique pourrait être l’occasion de cesser d’opposer transition énergétique et transition écologique. La méthanisation offre un exemple d’une possible articulation.

Du 30 novembre au 12 décembre 2023 s’est tenue la 28e Conférence des Parties sur les changements climatiques (COP 28), sous l’égide des Nations Unies. Elle a polarisé l’attention, que ce soit par le choix controversé du lieu, Dubaï, les attentes des uns, les déceptions des autres sur les difficultés à dégager un compromis lors de ces grands-messes, ou encore les interrogations sur ce que peut réellement emporter l’accord final sur une « transition hors des énergies fossiles ».

Cela a pu en partie éclipser le fait qu’au même moment, faisant suite au discours d’Emmanuel Macron lors du Conseil de planification écologique de septembre 2023 pour une « écologie à la française », la ministre de la Transition énergétique a publicisé le 22 novembre 2023 la Stratégie française pour l’énergie et le climat.

Ce qui en a été prioritairement retenu dans la presse peut se résumer en cette formule : « Énergie solaire, éolien en mer et nucléaire : le plan de la France pour sortir des énergies fossiles ». À y regarder de plus près, le document mérite que l’on s’y arrête pour évoquer une autre source renouvelable, à savoir la méthanisation agricole, qui est aujourd’hui bien davantage qu’une « niche »[1] et est appelée à un fort développement ces prochaines années, ce qui nous relie avec l’actualité des contraintes et des évolutions du monde agricole.

La méthanisation se définit comme un processus naturel de dégradation de matières organiques en absence d’oxygène, lequel peut être techniquement contrôlé à travers des installations ad hoc. En amont du processus, les méthaniseurs sont alimentés par des intrants, possiblement variés : des déchets des ménages et des collectivités tout comme des boues d’épuration, mais aussi et d’abord des résidus agricoles – à la fois des résidus de culture, et un amalgame de litières et de déjections animales telles que le fumier et le lisier[2] – sans oublier le recours à une part de cultures dédiées : du maïs ou de la betterave peuvent être cultivés spécialement pour alimenter des méthaniseurs.

Puis, en aval, la dégradation produit le biogaz – valorisé dans la transition énergétique, en tant qu’énergie renouvelable (c’est-à-dire le biométhane, une fois épuré) – et le digestat – qui peut servir de fertilisant organique par épandage dans les champs (et donc réduire le recours à des engrais chimiques), mais fait débat quant à ses impacts, avec par exemple un risque de pollution des nappes phréatiques par des pathogènes, là même où est pompée l’eau potable pour tout un territoire à échelle élargie[3].

On le saisit, si les projets dits « à la ferme », c’est-à-dire implantés sur une exploitation agricole, sont les plus répandus en France, la problématique est à la fois agricole et socio-territoriale. La production de biogaz n’est pas anecdotique : elle a crû en France d’environ 1 à 11,7 térawattheures (TWh)/an entre 2007 et 2023, soit la capacité de production de deux réacteurs nucléaires. Cela conduit GRDF à pronostiquer qu’« en 2050, la France a le potentiel avéré de couvrir 100 % de sa demande de gaz grâce aux gaz verts ».

Plus largement, les scénarii 2050 qui visent à qualifier le mix énergétique français sont convergents. Que ce soient ceux produits en 2021 par l’Agence de la transition écologique (ADEME) afin de conduire la France vers la neutralité carbone, tout

comme le scénario Afterres 2050 pour l’agriculture avancé par l’entreprise associative de conseil Solagro en 2016, et très récemment l’étude « Futurs énergétiques 2050 » du gestionnaire du réseau de transport d’électricité RTE publiée en septembre 2023, jusqu’à la Stratégie énergie-climat du gouvernement de novembre 2023, c’est un développement ambitieux qui est promu, en évoquant un potentiel de plus de 100 TWh.

Loin d’une simple piste technique, il y a là un débat politique et sociétal, et l’actualité y invite singulièrement lorsque l’on pense au dérèglement climatique tout comme au prix des énergies pour le futur, mais aussi au métier d’agriculteur, ce dernier devenant également « énergiculteur ». Comprendre les tenants et les aboutissants de la méthanisation agricole demande à penser ensemble les éléments matériels et les procédés (les intrants, les effluents, etc.) qui interagissent avec tout un écosystème air-sol-eau-biote, et en même temps l’inscription dans l’épaisseur du social : ce que cela dit des évolutions de la profession agricole, des représentations sociales de la ruralité et de la nature, etc.

Comment concilier transition énergétique et transition écologique ?

Le développement actuel de la méthanisation agricole renvoie à trois grands types d’enjeux[4]. Premièrement, les processus sont complexes car ils imbriquent plusieurs dimensions : l’organisation effective des filières économiques, soit la viabilité : comment dégager un revenu de cette activité, notamment pour les agriculteurs qui s’y engagent[5] – de façon proche, est-il besoin de rappeler

les polémiques régulières autour des pratiques de dumping de panneaux photovoltaïques chinois ? – ; les technologies à l’œuvre depuis l’approvisionnement en intrants jusqu’au digestat – par exemple, les pathogènes sont moindres dans le digestat si l’on accroît la température de chauffe, soit un procédé thermophile (55°C ou plus) plutôt que mésophile (autour de 40°C) et ceci a un coût – ; les transformations ou la coexistence de l’agriculture et de l’énergiculture, donnant à voir une imbrication multi-acteurs des projets de méthanisation, associant des énergéticiens, des entreprises agro-alimentaires, des coopératives et des collectivités territoriales ; ou encore les rapports à la qualité environnementale : par exemple, l’épandage de digestats peut amener à accumuler des nitrates dans les sols, lorsque les plantes ne sont pas en période de croissance, voire à la libération de protoxyde d’azote (N2O) à partir de ces nitrates vers l’atmosphère.

À cela se superpose, à un deuxième niveau, la multiplicité des échelles en interaction : sur site, quant aux types de méthaniseurs (par cogénération, produisant à la fois de la chaleur et de l’électricité, ou par injection, où le biogaz est directement injecté dans un réseau de distribution – et cela en relation avec le type d’agriculture : plutôt des éleveurs initialement et dans le premier cas, des céréaliers plus récemment et dans le second) ; ou par rapport aux contestationsdes installations sur un territoire ; mais aussi en relation permanente aux objectifs européens en matière d’énergies et aux textes juridiques nationaux : ainsi de la limitation du recours à des cultures dédiées « dans une proportion maximale de 15% du tonnage brut total des intrants par année civile », avec un lissage sur trois ans[6].

Un troisième point d’attention concerne des débats de réelle actualité, qui permettent d’élargir le regard par rapport aux revendications exprimées par les agriculteurs mobilisés en ce début 2024, lorsqu’il est question de parvenir à se dégager une rémunération, de frictions avec les enjeux de protection de l’environnement ou encore d’un agribashing ambiant. Un premier sujet est celui de la mise en concurrence entre cultures alimentaires et énergétiques. C’est pourquoi en France la part de cultures dédiées est encadrée. Mais une transaction pratique existe avec les cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE), à l’exemple du sorgho ou du tournesol, qui échappent à cette réglementation lorsqu’elles sont insérées entre deux cultures alimentaires dites « principales ». Or, les CIVE ne sont pas sans impact sur la deuxième culture, à destination humaine ou animale, avec par exemple une perte de plus de 20% documentée en 2023 par la Chambre d’agriculture des Hauts de France.

Un deuxième aspect des débats a trait aux rapports avec l’agroécologie, dans la double affirmation de systèmes alimentaires viables et d’une prise en compte des principes écologiques, où il en va des perceptions légitimes des identités professionnelles agricoles. Au fil du développement de la méthanisation agricole, des doutes sont émis sur la capacité des agriculteurs à porter une telle novation technique, jusqu’à présumer qu’elle est d’abord une caution verte pour les professionnels de l’énergie, du fait de l’insertion fréquente d’énergéticiens dans les capitaux des entreprises agricoles. Mais postuler que les agriculteurs seront nécessairement dépossédés, c’est inversement aussi s’appuyer sur un sens commun. La production d’énergies renouvelables dépasserait le rôle de l’agriculteur (ainsi

cantonné à ses fonctions de production alimentaire) qui ne serait dès lors qu’un fournisseur de déchets agricoles : il serait renvoyé à la figure de l’« éternel paysan » en bleu de travail, enfermé dans son tracteur et isolé.

Quant au cadrage sous-jacent aux scénarii 2050 qui parlent de multiplier par dix la part actuelle de la méthanisation dans le mix énergétique français, il repose de facto sur une réduction conséquente des cheptels d’élevage (-40% de vaches laitières et -60% de vaches allaitantes dans le scénario Afterres), afin de dégager du potentiel de biomasse à la fois en augmentant les prélèvements en résidus de cultures et en développant massivement des cultures dédiées. Cela interroge sur l’avenir des filières d’élevage, qui sont déjà souvent les plus en difficulté aujourd’hui, et soulève des questions pendantes sur les risques inhérents aux digestats à une telle échelle, notamment pour la qualité de l’eau, ou encore le fait de favoriser des méga-unités de méthanisation alors que l’on s’émeut régulièrement à propos de méga-fermes industrielles…

Dans cette complexité à la fois matérielle et sociale, il ne s’agit pas de découpler transition énergétique et transition écologique – ainsi que l’action publique
peut avoir tendance à le faire –, mais bien de savoir comment les rendre compatibles, concrètement, de façon incarnée avec les acteurs agricoles, et dans les territoires d’implantation des dispositifs d’énergie renouvelable, sans abdiquer l’objectif de peser globalement sur des trajectoires socio-environnementales plus durables[ 7 ] .

NDLR : Aude Dziebowski et Philippe Hamman viennent de publier Idées reçues sur la méthanisation agricole, aux éditions du Cavalier bleu.

Philippe Hamman

SOCIOLOGUE, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L’INSTITUT D’URBANISME ET D’AMÉNAGEMENT RÉGIONAL DE L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

Aude Dziebowski

SOCIOLOGUE, DOCTORANTE EN SOCIOLOGIE DES MONDES RURAUX AU CNRS

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