Les mondes agricoles: phase ultime du «grand chambardement»?
Personne n’avait anticipé la soudaineté et l’ampleur des manifestations d’agriculteurs auxquelles nous avons assisté récemment. Comme attendu, le gouvernement a répondu à cette explosion protestataire par une série d’annonces embrassant la plupart des revendications portées par la puissante FNSEA, qui reste, en situation de crise, l’interlocuteur officiel et exclusif des pouvoirs publics. La sortie de crise est-elle pour autant assurée ? Nul ne se risquerait aujourd’hui à s’en porter garant. La première raison de ce scepticisme est à chercher du côté des mesures elles-mêmes et des conditions – éminemment problématiques – de leur mise en œuvre. Ainsi de la simplification administrative légitimement réclamée par les agriculteurs exaspérés par la pression bureaucratique à laquelle ils sont soumis : les exigences européennes en matière d’enregistrement des assolements, des couverts végétaux, des dates de semis, d’épandage ou de récolte sont en effet contraignantes. Mais elles répondent à un principe selon lequel le respect des conditions de versement des aides publiques doit pouvoir être contrôlé. Le non-respect de ces conditions de versement oblige le bénéficiaire de ces aides ou l’État national à rembourser. La France est régulièrement soumise à cette procédure dite de non-apurement des comptes. À supposer qu’un accord s’établisse à l’échelle de l’Union européenne pour assouplir ou alléger à la marge ces règles, il est improbable qu’on puisse obtenir leur suppression : il en va en effet de la gestion de l’argent public européen, en l’occurrence des neuf milliards d’euros attribués à la France.
Le sort des mesures relevant de la seule compétence nationale n’est pas plus assuré. Quid, par exemple, de l’exonération ou de l’allégement des droits de succession ? La traduction concrète de cette annonce est incertaine. La question de la transmission des exploitations est, à coup sûr, un sujet sensible. Les agriculteurs en fin de carrière sont les travailleurs indépendants qui détiennent les plus gros patrimoines : un million, en moyenne ; en admettant que la moitié d’entre eux détient peu ou pas de patrimoine, on peut considérer que les exploitations les plus performantes sont adossées à un capital foncier et d’exploitation qui peut atteindre deux, trois ou quatre millions d’euros. Dès lors, comment transmettre ? Comment faire pour qu’un jeune en début de carrière puisse reprendre une telle entreprise ? Est-ce en l’exonérant au détriment des autres membres de la fratrie, dans le cas d’une installation au sein de la famille ? La réponse n’est pas donnée et on imagine sans peine les conflits et contentieux qui s’annoncent.
La question de l’utilisation des produits phytosanitaires n’est pas plus simple : on comprend la revendication syndicale que soit retenu un critère d’évaluation reconnu à l’échelle européenne plutôt que celui, plus exigeant, qui a été accepté dans le cadre du plan Ecophyto. Mais on sait aussi que l’utilisation de ce critère européen, contesté par les scientifiques, a comme première conséquence d’assurer le maintien des pratiques en l’état. Ce qui satisfait évidemment les agriculteurs les plus convaincus de l’impossibilité de se passer des produits en question, mais ce qui veut dire aussi un accroissement probable des tensions locales concernant les traitements à proximité des habitations et autour des zones de captage de l’eau, avec des conséquences dramatiques, désormais bien connues, sur la santé des agriculteurs eux-mêmes[1]. Le recul sur les normes sanitaires ne compromet pas seulement la transition agroécologique, il risque aussi de compromettre l’accès des agriculteurs à la reconnaissance sociale qu’ils revendiquent.
Autre exemple d’effet pervers induit par des mesures d’apaisement ficelées à la hâte : le recours à la procédure d’urgence pour les installations classées, les permis de construire éoliens ou les autorisations de travaux pour la mise en place de bassines ou de champs photovoltaïques. Il y a tout lieu de craindre que cette accélération des procédures de consultation n’aboutisse, en fin de compte, qu’à la diffusion d’un large ressentiment à l’égard d’une profession perçue comme bénéficiant de privilèges exorbitants du droit commun. À vouloir éteindre rapidement le feu, on risque fort de le laisser couver et se déployer ailleurs.
Quoi qu’il en soit, on peut surtout douter que la multiplication de ces dispositions sectorielles, y compris si elles répondent à des revendications d’ordre administratif, technique ou même budgétaire portées par la profession, puisse suffire à résorber la crise structurelle et globale qui ébranle aujourd’hui le monde agricole : une crise qui parachève les bouleversements subis en continu par ce secteur depuis plusieurs décennies et dont le séisme démographique qui l’atteint aujourd’hui dit la profondeur. En 2020, la Mutualité sociale agricole (MSA) dénombrait 436 000 actifs non-salariés dans les exploitations agricoles françaises. Ce chiffre marque une baisse de 20% en dix ans du nombre des actifs non-salariés[2]. Aujourd’hui, la part des agriculteurs exploitants dans l’emploi total ne représente plus que 1,5%, contre 7,2% il y a quarante ans. Le groupe professionnel des chefs d’exploitation agricole est le moins représenté au sein de la population globale et c’est aussi celui dont le déclin est le plus marqué. Et le phénomène va se poursuivre puisque c’est aussi le groupe le plus âgé au sein de la population active : un quart des chefs d’exploitation et associés a plus de 60 ans et les deux tiers des exploitants de plus de 55 ans déclarent ne pas avoir de successeurs désignés. D’ici 2030, près de 50% des chefs d’exploitation auront l’âge de partir en retraite. Au cours des dernières années on a dénombré deux entrées pour trois départs[3]. La crainte de finir son parcours professionnel en voyant disparaître son exploitation au profit de l’agrandissement d’une autre est largement partagée.
Cet effondrement démographique des actifs non-salariés s’accompagne d’une légère croissance des salariés permanents et surtout d’une augmentation spectaculaire du nombre de salariés des entreprises de travaux agricoles (+71%), des employés d’agences d’intérim (+7%), des salariés de groupements d’employeurs (+213%) : le travail agricole est désormais de plus en plus réalisé par des travailleurs embauchés par d’autres employeurs que les exploitants eux-mêmes[4].
La diminution du nombre des exploitations est l’expression et le corollaire de cet effondrement démographique : on en dénombrait 1 600 000 en 1970, on en compte 380 000 aujourd’hui. Or cette diminution s’accompagne d’une diversification spectaculaire des exploitations : moins il y en a, et plus elles sont diverses, spécialisées, inégales. Derrière la surface moyenne de 69 hectares par exploitations qui pourrait laisser penser que la France est demeurée, comme elle continue d’en rêver, le pays des exploitations familiales moyennes de polyculture élevage, se cache en réalité un éclatement stupéfiant : dans l’appareil statistique, 100 000 exploitations sont considérées comme des « micro exploitations », 100 000 sont qualifiées de « petites », 100 000 sont dites « moyennes » et 80 000 sont classées comme « grandes ». Or toutes ces catégories sont en décroissance, sauf une : celle des grandes exploitations dont le nombre s’accroit. Celles-ci mobilisent 40% de la surface agricole française et parmi elles, les plus grandes qui ont des surfaces de plus de 200 hectares en détiennent un quart[5]. Ces grandes exploitations, qui prennent des formes sociétaires multiples et complexes, empruntent aux secteurs industriel et commercial leur mode de gestion et d’organisation et s’arrachent définitivement au modèle de l’exploitation familiale qui fut au cœur de la dynamique de modernisation de la seconde moitié du XXe siècle. Minoritaires, les 10% des plus grandes exploitations pèsent aujourd’hui 30% du produit brut standard agricole total. En Bretagne par exemple, qui conserve l’image d’une région d’exploitations petites et moyennes, 37% des exploitations comptent parmi les plus grandes.
Cette différenciation trouve sa traduction directe dans un éventail des revenus qui est le plus large parmi toutes les professions indépendantes. La moyenne des revenus des agriculteurs, lissée sur dix ans, est de 30 000 euros par unité de travail actif non salariée (UTANS). Mais 10% d’entre eux ont un revenu négatif alors que 10% un revenu compris entre 70 000 € et 110 000€[6]. Ces écarts sont liés aux productions : les producteurs de porcs, les céréaliers et certains viticulteurs ont des revenus nettement supérieurs à tous les autres producteurs. Cette inégalité des revenus induit des capacités, inégales elles aussi, d’investissement et d’agrandissement des structures. Les processus de développement ou au contraire de déclin des exploitations sont, à ces deux points de vue, redoutablement cumulatifs.
Cette réorganisation des structures fait émerger les trois pôles autour desquels s’organise aujourd’hui l’agriculture française : le pôle des grandes exploitations (40% de la surface agricole) aux allures de « firmes » organisées le plus souvent sous forme sociétaire ; le pôle des micro-exploitations, des start-up, des productions de niche, des exploitations à titre secondaire…et, entre les deux, le pôle des exploitations familiales, encore le plus nombreux, mais aussi le plus fragile[7].
Dans cette configuration d’ensemble, l’exploitation familiale à deux unités de travail n’est plus la norme. Entre 2000 et 2016, le nombre des exploitations à main-d’œuvre exclusivement familiale a diminué de 40%. Seules 19% des exploitations sont aujourd’hui tenues par un couple. La conjonction de la logique démographique et de la fragilisation d’un modèle familial de l’exploitation agricole remis en cause pour la faiblesse des revenus qu’il génère, mais aussi pour la dureté du mode de vie qu’il impose rend incertain l’avenir d’un très grand nombre de ces exploitations : l’incertitude, la disqualification et les frustrations qui en découlent s’expriment à travers une demande désespérée de recevoir plus de reconnaissance. À cela s’ajoute le sentiment de ne plus être maîtres de la gestion des espaces ruraux au sein desquels ils sont, là aussi, devenus minoritaires (les agriculteurs ne comptent plus que pour 6,6% des actifs ruraux)[8].
La satisfaction de cette demande ne relève évidemment pas d’abord de mesures techniques : elle appelle la réinvention globale d’un modèle économique, social et culturel de l’activité agricole, et une redéfinition du métier même d’agriculteur. Réinvention et redéfinition d’autant plus difficiles à penser que la mutation en cours est vécue par les intéressés comme une « révolution indicible » qui prend à revers la révolution dite « silencieuse » de la première modernisation. Car celle-ci fut – il ne faut pas l’oublier – une conquête des jeunes agriculteurs progressistes des années 50-60. Ceux-ci surent mettre en avant un projet qui les faisait entrer à parité avec les autres catégories sociales dans la société de consommation en train de s’imposer, en répondant, en même temps, par l’exode aux attentes de l’industrie qui avait besoin de main-d’œuvre et à celles des consommateurs aspirant à en finir avec les restrictions[9].
L’éclatement présent du modèle hérité de cette phase de modernisation triomphante – celle des lois Debré-Pisani de 1960-1962 et de la construction de la Politique Agricole Commune – ne laisse rien deviner d’une recomposition qui supposerait, par exemple, le passage d’un système de subventions (à la surface ou à l’unité de bétail) à un système de rétribution des services environnementaux fournis par les agriculteurs. Il se traduit pour l’instant par la conflictualité montante de leurs intérêts, rendue manifeste par la dispersion croissante du paysage des organisations syndicales : dispersion aggravée par le refus des syndicats majoritaires – FNSEA et JA – de rompre avec l’imaginaire, aujourd’hui entièrement fictif, de l’unité du milieu agricole. Or ces syndicats majoritaires ont seuls l’oreille attentive du gouvernement. Les autres syndicats, Coordination rurale, Confédération paysanne ou MODEF, ne disposent pas de cette « ligne directe » avec l’Élysée ou avec Matignon, dont peuvent se prévaloir la FNSEA ou les JA, et qui fonctionne effectivement. Un ressentiment très fort en découle au sein de ces forces qui représentent aujourd’hui plus des deux cinquièmes des agriculteurs et se voient exclues des responsabilités ou marginalisées au sein des organisations professionnelles où se gèrent les intérêts des agriculteurs : chambres d’agriculture, coopératives, mutualité, banques, SAFER, assurances etc. Le déficit de représentation professionnelle, aggravé par l’éclatement des revenus et la spécialisation des exploitations, renforce le sentiment de disqualification sociale et économique éprouvé par beaucoup d’agriculteurs, pris dans la spirale inéluctable de l’absorption de leur métier dans les logiques d’une agriculture de firme qui saura, de surcroît, tirer le meilleur parti des avantages et compensations que le gouvernement leur consent pour – espère-t-il – « calmer le jeu ».