Ce que pense A Karsenty du report de la loi sur la déforestation importée

Un projet de la Commission Européenne pour contrer la déforestation et la dégradation des forêts associée « à la mise à disposition sur le marché de l’Union ainsi qu’à l’exportation » de certains produits agricoles a été dévoilé en novembre 2021[1]. Le « Règlement sur la déforestation et la dégradation des forêts » (RDUE) a été adopté en juin 2023, et devait entrer en vigueur début 2025 pour les grandes entreprises, et un an plus tard pour les TPE. Mais, début octobre 2024, la Commission a proposé un report d’une année « afin d’aider les parties prenantes au niveau mondial, les États membres et les pays tiers dans leurs préparatifs ».

Quelques mois plus tôt, la Commission avait repoussé la publication de l’analyse comparative (« benchmarking ») qui doit classer les pays en trois catégories de risque (faible, standard, élevé). Le niveau de risque doit déterminer celui de la « diligence raisonnée » que les importateurs doivent réaliser lorsqu’ils se portent acquéreurs de productions pouvant avoir été associée à de la déforestation ou de la dégradation. Les opérateurs peuvent être pénalisés pour ne pas avoir correctement réalisé cette diligence raisonnée même s’il s’avère que le produit importé n’a pas contribué à la déforestation.

Le Règlement prévoit qu’avant de mettre en vente un produit sur le marché européen (ou de l’exporter), chaque opérateur devra garantir qu’il n’est pas associé à une terre déboisée après le 31 décembre 2020, en géolocalisant les parcelles d’où il provient à l’aide d’un système de traçabilité. Les agriculteurs devront télécharger des données de traçabilité, y compris des coordonnées GPS, qui seront comparées à des images satellites. L’indication des limites des parcelles est obligatoire à partir de 4 hectares.

Les produits concernés sont l’huile de palme, le soja, le cacao, le café, la viande de bœuf, le bois, et le caoutchouc naturel, ainsi que certains produits dérivés (chocolat, meubles, pneus, produits imprimés…). Pour rester compatible avec les règles de l’OMC, le règlement est non discriminatoire et s’applique à la fois aux produits importés et aux produits exportés (d’où l’absence du terme « importée »).

L’entrée en vigueur du Règlement, appelé, à tort, « déforestation importée », va donc vraisemblablement être repoussée d’un an. On pouvait s’attendre à une telle décision, compte tenu de la levée de boucliers de grands partenaires commerciaux de l’UE (Brésil, Indonésie, États-Unis…) et de nombreux États-membres, lesquels ont compris un peu tardivement que leurs productions de bœuf, de bois et de soja étaient également concernées par les exigences de traçabilité à la parcelle.

Faut-il se désoler d’un tel report, comme beaucoup d’ONG et de commentateurs le font ? Certes, ceci se produit dans un contexte préoccupant, celui de l’affaiblissement de nombreuses mesures en faveur de l’environnement. Il n’en reste pas moins que cette réglementation, ambitieuse et aux objectifs incontestables, est mal conçue − car elle méconnait les problèmes de mise en œuvre − et suscite des tensions diplomatiques inédites. Ne faudrait-il pas mettre à profit ce report probable pour tenter de corriger certains défauts majeurs du texte ?

D’abord, ce règlement ne va pas enrayer la déforestation mondiale, ou seulement à la marge pour certaines filières − comme le cacao, dont l’Europe reste le premier acheteur − si la Chine, l’Inde, et d’autres grands pays consommateurs n’adoptent pas des dispositions similaires. Selon les études les plus récentes[2], seulement 20 à 25% de la déforestation mondiale serait associée au commerce international, le reste découlant des consommations des pays forestiers eux-mêmes. Une étude WWF suggère que 16% de la déforestation associée au commerce mondial serait imputable à l’UE, soit, au plus, 4% des 6,4 millions ha de forêts convertis à des activités agricoles en 2023. Le poids de l’UE dans les importations mondiales de produits agricoles est en baisse constante, passant de 17,3% en 2000 à 12,2% en 2021[3], et cette tendance devrait s’accentuer. Il est donc très vraisemblable que les flux commerciaux se réorienteront largement vers d’autres marchés pour les productions refusées par l’UE.

Pour autant, l’Europe doit « faire sa part » pour réduire la déforestation importée, mais en évitant, tant que faire se peut, de s’opposer frontalement à ses partenaires commerciaux, notamment des pays en développement.

Ensuite, il y a deux aspects particulièrement litigieux dans ce règlement. La définition de la forêt adoptée par l’UE − qui reprend la définition de la FAO, avec notamment un seuil minimal de 10% de couvert boisé − indépendamment des réalités forestières (une forêt dense gabonaise n’est pas une forêt claire tchadienne) et des définitions nationales des forêts, et, partant, de la déforestation. Par conséquent, des productions légales dans les pays d’origine seront jugées « issues de déforestation » par l’UE du fait de ces définitions différentes de ce qu’est ou n’est pas une forêt.

Le Brésil, la Malaisie et l’Indonésie, notamment, considèrent que leur souveraineté en matière d’usage des terres n’est pas respectée. Pour l’Indonésie, le RDUE constitue une barrière commerciale, et violerait le droit d’un pays à prendre des décisions souveraines concernant l’utilisation de ses terres. L’Indonésie et le Brésil expriment des préoccupations spécifiques concernant les critères de catégorisation des pays en niveau de risques qui, selon eux, « sont intrinsèquement discriminatoires et punitifs par nature ». On notera que le Royaume-Uni, qui a adopté en 2021 une législation comparable, et les États-Unis, qui le feront bientôt, n’ont retenu que le seul critère de légalité des productions, sans définition universelle de ce qu’est une forêt.

L’Europe pourrait envisager une « approche graduée », avec des droits de douane − dont le produit serait entièrement affecté à des programmes d’appui aux petits producteurs du Sud − pour les productions légales dans les pays producteurs mais jugées problématiques par l’UE. Toutefois, cette option nécessiterait d’introduire − au moins tant que des garanties « zéro déforestation » ne sont pas apportées par des certifications − des droits de douane pour plusieurs des produits agricoles concernés (soja, cacao, bois, hévéa), tarifs douaniers souvent abaissés à zéro du fait d’accords bilatéraux ou multilatéraux.

L’obligation de traçabilité à la parcelle va exclure du débouché européen un grand nombre de petits producteurs de filières d’exportation où ils sont très représentés. En septembre 2023, 17 ambassadeurs de pays du Sud ont écrit aux autorités européennes pour contester « une approche indifférenciée » qui affectera d’abord « les petits exploitants, particulièrement vulnérables au RDUE ». Une étude de 2023[4] rapportait que 50 à 60% du cacao produit en Côte d’Ivoire était vendu par des « pisteurs », intermédiaires souvent informels, très difficile à intégrer dans un dispositif de traçabilité. En outre, les listes de producteurs ne sont pas stabilisées : entre les planteurs enregistrés par les autorités ivoiriennes, et ceux enregistrés par les entreprises cacaoyères, le taux de correspondance atteignait seulement les 6%.

Un assouplissement de cette exigence de traçabilité est pourtant envisageable. Il consisterait en une traçabilité non plus seulement au niveau de parcelles, mais aussi de territoires « zéro déforestation » émanant d’un projet et d’une dynamique collective des acteurs locaux (entreprises, petits producteurs, autorités et collectivités locales, ONG…) qui seraient vérifiés de manière indépendante et certifiés. Certes, cette traçabilité territoriale offrirait moins de garantie qu’une traçabilité individuelle, mais cela permettrait d’offrir une perspective plus favorable aux petits producteurs, et sans doute ainsi de lever certaines oppositions à la version actuelle du RDUE.

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